Marx, philosophe de l’émancipation

À propos du livre de Denis Collin : Le cauchemar de Karl Marx.
mardi 14 avril 2009 à 15:56, par bombix

Marx comme « figure tutélaire » du « marxisme » s’efface – à la fois dans notre culture et comme référence dans notre pratique historique/politique. Pourtant, il n’est guère de penseur plus pertinent pour penser notre actualité. L’oeuvre scientifique de Marx n’a pas pris une ride. Or, si les prédictions déduites des analyses de Marx ont été validées, il ne s’ensuit pas qu’une société nouvelle fondée sur l’association des producteurs, et nommée « communiste », ait vu le jour.
Au contraire : le XXIème siècle commençant voit s’épanouir un capitalisme « pur » qu’aucune force sociale et politique ne semble à même de pouvoir renverser. Marx a eu raison, mais ... pour le pire !
Faut-il en déduire que nous sommes à « la fin de l’histoire », ainsi qu’une thèse fameuse en vogue dans les années 90 l’affirmait ?
Certainement pas.
Un autre monde est encore possible affirme Denis Collin, et Marx peut nous aider à le penser et à le construire. Auparavant, un bilan du sinistre XXème siècle est d’abord nécessaire. Car le « marxisme » du « communisme historique » — idéologie structurée autour d’un égalitarisme plébéien et étatiste — n’a pas ou peu de rapport avec la pensée authentique de Marx. Celle-ci est d’abord, affirme Denis Collin, une philosophie de l’émancipation innervée de part en part par une métaphysique de la liberté. Ce après quoi court le communisme de Marx, n’est-ce pas la vieille idée de République ?

Marx, philosophe de l'émancipation

Marx a eu raison, mais ... pour le pire !

Le livre de Denis Collin s’ouvre sur un paradoxe : tandis que Marx, comme « figure tutélaire » du « marxisme » disparaît – à la fois dans notre culture et comme référence dans notre pratique historique/politique – il n’est guère de penseur plus pertinent pour penser notre actualité. L’oeuvre scientifique de Marx n’a pas pris une ride : « si le critère de la science est la vérification expérimentale des prédictions déduites de la théorie, Marx passe le test haut la main.  [1] » Seulement, si les prédictions déduites des analyses de Marx ont été validées, il ne s’ensuit pas qu’une société nouvelle fondée sur l’association des producteurs, et nommée « communiste », ait vu le jour. « La socialisation croissante de la production, contradictoire avec l’appropriation privée capitaliste, n’a pas produit la révolution, mais s’est révélée au contraire comme un moyen efficace pour faire reculer toutes les velléités de remise en cause de l’ordre social existant.  [2] » Le rêve de Marx de voir éclore une société sans classe après que les expropriateurs aient été expropriés, et dans laquelle « l’homme serait à lui-même sa propre fin et où le règne de la nécessité ferait place au règne de la liberté » s’est transformé en cauchemar.
Le XXIème siècle commençant voit s’épanouir un capitalisme « pur » qu’aucune force sociale et politique ne semble à même de pouvoir renverser. Marx a eu raison, mais ... pour le pire !

Fin de l’histoire ?

Faut-il en déduire que nous sommes à « la fin de l’histoire », ainsi qu’une thèse fameuse en vogue dans les années 90 l’affirmait ? Certainement pas. Car le capitalisme triomphant, cela signifie d’abord pour les hommes le maintien et le renforcement de leur aliénation, insupportable pour toute conscience non mystifiée « Personne, écrit Denis Collin, ne peut se résigner à une existence de hamsters gavés qui font tourner la roue de l’économie ni à une vie de travailleurs abrutis de travail. [3] » Au-delà, ce sont les fondements même de toute civilisation que le mode de production capitaliste ébranle. C’est bien notre humanité qui est en jeu, dans les menaces qui pèsent sur l’environnement, dans la destruction programmée de la culture soumis au diktat du marché, dans la destruction des fondements de toute vie commune.

Un autre monde est possible

Un autre monde est encore possible affirme Denis Collin, s’il est loisible de reprendre ici le slogan fameux du mouvement dit « altermondialiste », et Marx peut nous aider à le penser et à le construire. Auparavant, un bilan du sinistre XXème siècle est d’abord nécessaire. Il ne s’agit pas de nier la catastrophe réelle des expériences communistes dans l’ex-URSS, en Chine, au Cambodge, à Cuba ... Mais le « marxisme » de ce « communisme historique » — idéologie structurée autour d’un égalitarisme plébéien et étatiste — n’a pas ou peu de rapport avec la pensée authentique de Marx qui est d’abord, affirme Denis Collin, une philosophie de l’émancipation innervée de part en part par une métaphysique de la liberté.

Une oeuvre inachevée

Collin est donc plus « marxien » que « marxiste ». Il faut penser avec Marx et parfois contre Marx, en ayant toujours à l’esprit que l’auteur du Capital nous a laissé une oeuvre fondamentalement inachevée. Si, comme on l’a dit, « il n’y a d’existence humaine que partagée » [4], le projet d’un monde communiste n’est pas caduque. Denis Collin en esquisse les linéaments à partir d’une anthropologie revisitée, en réactualisant l’idée de République, en refondant une philosophie du travail.
On l’aura compris : le projet de Denis Collin, par l’ampleur de la séquence historique qu’il embrasse, par la complexité des problèmes qu’il aborde, par le caractère programmatique de son propos final est passablement ambitieux. Le livre est dense, même si l’auteur fait montre de grandes qualités pédagogiques dans la clarté de son exposition. Plutôt qu’un impossible résumé, je me limiterai ici à lancer quelques coups de projecteur sur plusieurs moments forts de ce texte, avec en fil rouge l’idée de nécessité qui me semble en commander l’économie. Car Denis Collin est autant le disciple de Spinoza que de Marx ... [5]

1. Le capitalisme est par essence révolutionnaire

Toute une tradition de gauche assimile « progrès » et « révolution ». Il semble aller de soi que lutter contre les forces réactionnaires qui tendent à faire perdurer l’ordre établi soit toujours synonyme de progrès – social, économique, humain. Or, et Marx le premier en fait la démonstration, le capitalisme pour s’imposer sur la scène de l’Histoire et pour durer, a dû (et continue à) bouleverser le monde et abattre l’ordre ancien. Le Manifeste du Parti Communiste était très clair à cet égard : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale [...] La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.(souligné par nous) [6] »

Un capitalisme stabilisé et régulé est un cercle carré

Si Marx a raison, et si il s’agit là d’une loi structurelle du monde capitaliste, l’idée d’un capitalisme stabilisé et régulé est un « cercle carré ». Or, les années d’après-guerre ont laissé croire qu’un capitalisme de ce type pouvait être viable. On opposait ainsi un « capitalisme rhénan », réformiste et pacifié, au capitalisme anglo-saxon pur et dur. Ces chimères ont fait long feu. On en sait quelque chose en France et en Europe, avec la remise en cause systématique des acquis sociaux d’après-guerre : privatisations massives, précarisation du travail, remise en cause des retraites et de la protection sociale, etc. Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas d’ailleurs été élu en 2007 pour précisément mener à bien et achever un programme de liquidation commencé par ... la gauche de Mitterrand [7], selon les déclarations mêmes d’un responsable du MEDEF, Denis Kessler [8] ?

« Le capital arrive au monde (et s’y maintient) suant le sang et la boue par tous les pores. »

Toute l’erreur des gauches européennes a été de croire que la dynamique du capitalisme pouvait être socialement progressiste. Or rappelle Denis Collin, citant Marx, «  le capital arrive au monde suant le sang et la boue par tous les pores.  » «  L’idée qu’il y ait un bien commun et que l’économie soit au service de ce bien commun lui est radicalement étrangère puiqu’il repose précisément sur l’idée qu’il n’y a pas de bien commun et que les individus menant des existences séparées sont par nature des rivaux dont il faut seulement contenir la rivalité dans les limites compatibles avec le principe de la propriété privée des moyens de production. » [9]
Ce qui est intéressant, c’est bien de repérer une logique à l’oeuvre, plutôt que la faute ou la trahison de telle ou telle personnalité, de telle ou telle organisation politique. Entrons un peu dans le détail avec Collin, pour éclairer cette idée d’un antagonisme indépassable entre conservatisme et capitalisme, et la nécessité pour celui-ci de révolutionner sans cesse ses bases.

La baisse tendancielle du taux de profit n’est pas la baisse du profit

Dans son analyse du Capital, Marx met au jour la loi la plus importante du processus capitaliste : la baisse tendancielle du taux de profit. Or que le taux de profit tende à baisser tendanciellement n’implique pas une baisse du profit lui-même ! Le processus d’expansion du capitalisme s’explique justement par la volonté des capitalistes de maintenir leurs profits alors que le taux de profit tend à diminuer. Ainsi s’explique la recherche continuelle de nouveaux marchés, ou l’extension de la marchandisation à des secteurs de l’activité humaine que l’on croyait jusqu’alors préservés : la culture et l’éducation par exemple [10]. Dans l’économie capitaliste, le taux de profit (ou la plus value) n’est que l’un des termes de l’équation. Le maintien du profit, alors que le taux de profit baisse tendanciellement, peut s’opérer en faisant varier les autres termes de l’équation : en améliorant la productivité, en augmentant la durée du travail, en diminuant les salaires etc. Et Denis Collin de conclure : « En invoquant la nostalgie des trente glorieuses et le retour à l’État « keynesien », les antilibéraux se fourvoient complètement ... en vérité, les garanties et protections [des salariés] découlaient non de droits statutaires, mais simplement du plein-emploi qui permettait aux vendeurs de force de travail d’avoir une certaine position de force.  [11] » Il aura suffi au capitalisme de poursuivre son processus, après l’effondrement des pays du « socialisme réel » et la seconde mondialisation, pour que les fameux « acquis » volent en éclat.

2. Penser les crises économiques et les crises financières

Nous vivons depuis septembre 2008 un moment historique au cours duquel le capitalisme semble entrer dans une nouvelle phase : crise financière et crise économique majeures, le tremblement de terre initié par la crise américaine des « subprimes » ébranle le système capitaliste avec une violence rarement égalée. Rien ne dit pourtant qu’il succombera ; mais l’occasion est belle de confronter la pertinence scientifique de la théorie élaborée par Marx à l’expérience vécue qui constitue notre actualité.

Rien de contingent dans les crises économiques

Première affirmation de Marx : rien de contingent dans les crises. Les crises sont nécessaires au capitalisme, elles font partie de son fonctionnement « normal ». Marx explique la crise comme la conséquence inéluctable du fonctionnement contradictoire du mode de production capitaliste.
Il y a un paradoxe dans l’apparition de la crise, et que Marx n’est pas le seul à repérer : la misère survient non en période de pénurie, mais parce qu’il y a abondance ! Pour les économistes libéraux, c’est l’entrave au libre jeu du marché qui, gênant l’auto-régulation de l’offre et de la demande, empêche un ajustement automatique qui seul pourrait éviter la crise. Les keynésiens, favorables au contraire à une intervention de l’Etat, espèrent par ce moyen sinon juguler toute crise, du moins réguler celles qui apparaissent de façon cyclique en stimulant la consommation.
Marx ne partage ni l’une, ni l’autre de ces analyses. Premièrement : la tendance à la surproduction est une loi du fonctionnement du mode de production capitaliste. Dès lors, toute politique anticrise ne fait au mieux que masquer ou retarder les effets de la crise et ne peut agir sur sa cause réelle. Deuxièmement, les crises ne sont pas des crises de sous-consommation, mais des crises de surproduction du capital. «  La crise survient parce qu’il y a trop de capitaux qui ne trouvent pas à se mettre en oeuvre au taux moyen de profit de la période antérieure.  »
Conséquence : l’idée d’une régulation du capitalisme par l’intervention ponctuelle de l’Etat chère aux keynésiens (pendant les périodes de prospérité, l’état apure sa dette, pendant les périodes de crises, il relance l’économie par la consommation quitte à augmenter les déficits publics) est une chimère.
C’est, pour la gauche keynésienne, une vérité désagréable à entendre, rappelle Denis Collin : la grande crise de 1973 qui a signé l’arrêt de mort du capitalisme de la période dite des « trente glorieuses » était inéluctable, par le fait même de la pression exercée par la demande salariale ! Les « trente glorieuses » furent une période transitoire dont on peut déterminer les origines (fin de la guerre, nécessité pour la bourgeoisie sous pression de composer avec les travailleurs) mais elles ne sont absolument pas le modèle pérenne d’un capitalisme pacifié et enfin équilibré. « La crise entraîne une dévalorisation massive du capital. Jetant des milliers d’ouvriers à la rue, elle permet de peser sur les salaires. Eliminant « les canards boiteux », elle jette en même temps les bases d’une nouvelle expansion ... jusqu’à ce que survienne une nouvelle crise. [12] »

La crise financière enseigne qu’il n’y a pas de « capitalisme sain »

Même loi d’airain en ce qui concerne les crises financières. Le discours entendu à droite et à gauche qui oppose un capitalisme « malsain » fondé sur la spéculation, et un capitalisme « sain » qui produirait de la plus-value sur la base d’une activité réelle ne tient pas, il est de part en part mensonger.
On doit se rappeler, par exemple, que c’est la spéculation échevelée qui est l’origine directe de la crise de 1929, comme l’avait déjà mis en lumière J.K. Galbraith. A l’origine de cette crise, une spéculation gigantesque sur des terrains en Floride. Il s’agissait alors moins de devenir propriétaire de terrains que de pouvoir les revendre avec bénéfice. Un artifice de technique financière, le principe des « options » permit d’accélérer le processus et entraîna toute l’économie américaine vers la catastrophe. Rien d’essentiellement différent donc, dans la moderne « titrisation  » massive des dettes qui est à l’origine de la récente crise des « subprimes » En fait, «  toutes les opérations de rachat par effet levier s’inscrivent complètement dans ces méthodes testées avec le succès qu’on sait dans les années vingt. Il s’agit de racheter une entreprise sans verser un seul centime. On paye le prix d’achat en la découpant « par appartements » et en puisant dans les profits de l’entreprise. Il y a certes des perdants : ce sont les salariés jetés au rebut de la « restructuration  [13] ».

Aujourd’hui, la fièvre spéculative est le mode de fonctionnement normal du capitalisme

Or, non seulement les règles du jeu capitalistes n’ont pas été assainies depuis les années 20, mais le phénomène a empiré avec l’apparition d’un capitalisme financiarisé. Aujourd’hui, la fièvre spéculative n’est plus passagère : elle apparaît comme le mode de fonctionnement normal du capitalisme. La finance prime la production qui lui est soumise. D’autant que toutes les barrières « prudentielles » ont sauté. En 1971, à l’instigation du président Nixon, le dollar devient inconvertible. Il n’est plus qu’une monnaie de papier au cours forcé. Le tournant monétariste impulsé par Paul Volcker, directeur de la Federal Réserve Board trouvera son expression politique dans les Reaganomics et dans la politique de Mrs Thatcher. « Ce qui dominera ces politiques, mises en oeuvres par les Etats les plus puissants – qui ont donc montré de ce point de vue, l’efficacité du politique sur l’économique – c’est la déréglementation financière : notamment, sont progressivement supprimés tous les cloisonnements existant entre les divers types d’établissement bancaires et financiers, cloisonnements qui avaitent été mis en place après la crise de 29 pour prévenir un nouveau krach. [14] » (souligné par nous)
Je n’entrerai pas dans les détails techniques de la description du fonctionnement de ce capitalisme financier qui prendrait des pages. Sautons directement à la conclusion : « C’est la dynamique même du mode de production capitaliste, telle que Marx l’a analysée, qui tend à cette « financiarisation » de l’économie. Il ne s’agit donc pas d’un accident ou d’une mauvaise politique des managers capitalistes, mais d’une tendance lourde, immanente à ce rapport social qu’est le capital. Le parasitisme croissant de cette « économie politique du rentier » ainsi que l’effacement progressif de la distinction entre les affaires saines et les affaires frauduleuses sont les conséquences inéluctables de ces processus qui affectent les fondements mêmes de l’économie. [15] »

3. La cage d’acier du capitalisme moderne

Les quelques pages réunies sous le titre « La cage d’acier du capitalisme moderne » proposent une sorte de vue d’ensemble historique d’une clarté sans faille sur les processus qui ont permis l’émergence de la société capitaliste. Le capitalisme est issu d’un ensemble de contradictions qui ne le condamnent pas d’emblée, mais lui donne, d’abord, sa force ; par exemple, il a tiré profit des acquis de la science qui supposait pourtant, pour naître, un état d’esprit désintéressé ; il a annexé le puritanisme religieux protestant économe pour justifier son désir insatiable d’accumulation... Le capitalisme n’a pas son pareil lorsqu’il s’agit de mobiliser la vertu pour nourrir le vice. A partir de cette contradiction initiale, s’explique assez bien d’une part que les forces de la vie travaillent en réalité pour la mort, et d’autre part, comme le faisait remarquer Cornélius Castoriadis avant Denis Collin, que les vertus de l’ancien monde, pourtant essentielles au fonctionnement du capitalisme, soient menacées d’extinction par les progrès mêmes d’un capitalisme que nous voyons s’épanouir désormais sous sa forme « pure » Ce qui menace alors, c’est moins la disparition du capitalisme, que de ce que nous nommons la civilisation. L’alternative est toujours, comme l’avait bien exprimé Rosa Luxembourg à l’orée du sanglant XXème siècle : socialisme ou barbarie.
Ici aussi, il faut le noter, c’est bien une nécessité qui est à l’oeuvre, encore que sa forme d’apparition, comme toujours lorsqu’il s’agit d’une réalité social-historique, soit dialectique, c’est à dire enveloppe l’unité des contraires.

4. Socialisme et barbarie

Rosa Luxembourg avait posé l’alternative : soit le socialisme, soit la barbarie. Or au XXème siècle, les régimes politiques qui se réclameront du socialisme, après la révolution russe d’octobre 17, conjugueront le socialisme et la barbarie.

Il ne s’agit pas de nier la catastrophe. Le bilan de l’ex-URSS n’a rien de positif, même envisagé « globalement », pour reprendre une expression malheureuse de feu l’ancien secrétaire général du PCF, Georges Marchais. Après la collectivisation et le lancement du plan quinquennal, « ce qui était une tyrannie assez ordinaire (hélas !) devient un des pires régimes qu’ait connu l’humanité ... Avant cette date, les camps de déportations existaient déjà ... avec le régime stalinien, ils vont prendre une ampleur nouvelle et se transformeront même parfois en camps d’extermination massive ... Le régime stalinien, qui ressemble comme deux gouttes d’eau au régime nazi, est donc avant tout un régime de terreur et de guerre civile permanente. [16] »
Faut-il pourtant imputer aux bolcheviks la paternité et la responsabilité de toutes les horreurs du XXème siècle ? Selon l’historien allemand E. Nolte, la révolution russe aurait été la matrice des « totalitarismes » staliniens et nazis. Denis Collin combat vigoureusement cette thèse, qu’il qualifie de « révisionniste » : « le destin du XXème siècle, le déchaînement inouï de la cruauté auquel il a été donné d’assister, ne sont pas des conséquences de l’action des bolcheviks  » Dans la chaine des causalités, il faut remonter plus loin, à la guerre de 14 : « Les près de 10 millions de morts ( dont 1,7 millions de Russes) qu’a causés cette guerre sont l’entrée directe et fracassante dans la sauvagerie moderne. Le nazisme eut été impossible politiquement et psychologiquement sans cet entraînement au pire dont la responsabilité directe et totale incombe au capitalisme libéral (on mettra sans difficulté l’Allemagne impériale dans cette catégorie)  [17] »
Ceci étant posé, on ne peut que constater que « là ou le capitalisme a été renversé au cours du XXème siècle, la classe ouvrière a été rapidement expulsée de la direction des affaires politiques (cas russe), soit n’a joué aucun rôle réel (tous les autres cas) »

Pour rendre compte de cette réalité historique, Denis Collin fait intervenir en gros deux types de causalités : une causalité que l’on dira externe ou conjoncturelle, une causalité interne propre à l’idéologie des leaders « marxistes » historiques, idéologie qui a fort peu à voir avec la pensée scientifique de Marx.

La révolution assiégée

Du côté externe, il faut mentionner la révolution assiégée qui nécessite la mise en place d’une armée et d’une police, mais surtout l’impossibilité de proclamer le communisme dans un pays arriéré qui compte 3 millions d’ouvriers pour 100 millions de paysans. Lénine voit très tôt la difficulté et met en place la NEP (nouvelle politique économique) qui fait coexister une économie privée et qui fonctionne selon les lois du marché, et une économie étatisée, « socialiste ». Le tournant qui marque la naissance du système économique soviétique a lieu à la fin des années vingt, quand Staline met en place les premiers plans quinquennaux d’industrialisation à marche forcée et la collectivisation de la paysannerie, avec les conséquences que l’on connaît : millions de paysans déportés vers les camps de travail ou exterminés par la faim.

Trotski, héros tragique

La révolution d’Octobre a indéniablement, selon Denis Collin, une dimension tragique. Dans la tragédie, « les héros accomplissent une destinée d’ils n’ont pas choisie et qui s’impose à eux quels que soient les efforts qu’ils déploient en vue d’y échapper. » « Je ne fais pas le bien que j’aime, et je fais le mal que je n’aime pas » soupirait l’apôtre. Le révolutionnaire russe pourrait ajouter : « J’ai fait le mal que je n’aimais pas, par ma tentative même de réaliser le bien que j’aimais. » Le destin de Trotski en est l’emblème : « Il est le vainqueur d’Octobre. C’est lui qui a dirigé l’insurrection, c’est lui qui organise l’Armée rouge, et c’est lui qui gagne ... Sans Lénine , la révolution d’Octobre n’aurait pas eu lieu, mais sans Trotski, elle aurait certainement été battue ... c’est lui qui impose l’utilisation des spécialistes bourgeois dans l’armée : les officiers du tsar sont recyclés dans l’Armée rouge sous le contrôle des commissaires politiques ... et surtout, c’est lui qui va contribuer à forger le système politique qui va le broyer. Après avoir renoncé à se battre pour une NEP avant la lettre qu’il croyait justement indispensable, il va se rallier au « communisme de guerre », et consacrera son talent littéraire à justifier la militarisation des syndicats, le travail forcé et quelques autres abominations de ce genre. Quand il se dressera, beaucoup trop tard (à partir de 1925) contre la montée du stalinisme, il sera tôt isolé. Le prophète armé de 1917 deviendra le prophète désarmé selon les expressions d’Isaac Deutscher. [18] »

Pourtant, quelles que soient les difficultés historiques réelles — et peut-être insurmontables — auxquelles fut confrontée la révolution d’Octobre, il ne faut pas faire l’impasse sur d’autres obstacles, internes cette fois, propres à l’idéologie des leaders socialistes et à la situation réelle de la classe ouvrière. Les questions ouvertes ici par Denis Collin sont épineuses : il y va, au fond, de la possibilité même des dominés à surmonter leur condition. « Lénine avait défini la dictature du prolétariat comme le régime dans lequel la cuisinière s’occuperait des affaires de l’État. Il voulait dire qu’elle s’occuperait des affaires de l’État sous la conduite du parti, cet intellectuel collectif censé incarner la "conscience de classe". [19] » Mais quand le parti agit et dirige en lieu et place de la classe ouvrière, il finit par l’écarter du pouvoir. La cuisinière continue à faire la cuisine tandis que les bureaucrates planifient l’économie et effectuent les tâches de commandement qu’exige l’exercice effectif du pouvoir ...

5. Un communisme non utopique

La troisième partie de l’ouvrage de Denis Collin jette les bases d’une réflexion pour penser un avenir à l’idée communiste, débarassée du lest mortel de l’utopie. Si le capitalisme menace bel et bien la civilisation et notre humanité, il n’y a pas de tâche plus urgente.

La question écologique : hommage à Serge Latouche

Il faut d’abord noter un hommage bien venu de Denis Collin aux thèses de Serge Latouche sur la décroissance. La crise écologique est là pour nous rappeler que l’idée d’une croissance infinie est absurde et mortelle, puisque désormais, c’est l’environnement même des hommes, lequel conditionne leurs vies, qui est menacé. L’apport essentiel de Latouche aura été de problématiser la question du mythe de l’abondance, et corrélativement, d’interroger la notion de « besoin ». De quoi avons-nous réellement besoin ? Les « décroissants » ont raison de faire remarquer qu’une bonne partie des besoins des hommes dans notre société sont des faux-besoins suscités pour alimenter une machine folle mortifère. Pourtant note aussi Denis Collin, il n’y a pas lieu d’imaginer qu’il soit nécessaire de « revenir à l’âge de pierre » pour rétablir une situation compromise par la catastrophe écologique imminente. Au reste, le terme même de décroissance ne fait qu’inverser le mythe de la croissance et en est dépendant. « La décroissance de la production de camelote à renouveler tous les ans pourrait se doubler de la croissance de la production de bien durables au vrai sens du terme. [20] » L’alternative n’est donc pas entre la croissance ou la décroissance : il faut imaginer un mode de production rationnel qui réponde aux besoins des gens dans le respect du milieu qui nous porte. Bref, à la chrématistique – recherche du profit pour le profit, il faut opposer l’économie rationnelle qui n’est pas opposée à l’écologie, mais est son complément. Les deux mots ont d’ailleurs une même origine [21]

La recherche du bien commun

Le « communisme » ainsi envisagé n’est rien d’autre que l’idée de la recherche et la détermination d’un « bien commun » qui fonde le vivre ensemble, alpha et omega de toute philosophie politique digne de ce nom. Ce communisme-là (l’idée communiste n’est pas une idée propre à Marx mais s’est épanouie à plusieurs reprises dans l’histoire : on la trouve chez Platon, ou chez les premiers chrétiens par exemple), pour être viable, devra s’affranchir de plusieurs utopies nous avertit Collin : utopie d’un monde sans Etat et sans conflit, utopie du développement illimité des forces productives, utopie du rêve du retour au jardin d’Eden affranchi de la nécessité du travail.

(Re)Vive la République !

Pour Collin, il est clair que c’est l’idée républicaine qui est porteuse d’une alternative possible au chaos capitaliste. Il a développé clairement cette thèse dans un autre ouvrage, Revive la République [22], auquel nous ne pouvons que renvoyer le lecteur. « Soit le capital en finit avec la république, soit la république devient une république sociale dans le plein sens du terme. [23] ». Solution logique puisque le régime républicain est le seul qui permet le règne de la liberté par la Loi. « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime, et c’est la loi qui affranchit » avait dit Lacordaire. Deux remarques alors pour finir : d’une part la solution politique aux problèmes aigus posés par notre époque ne dépend pas de l’invention d’un nouveau modèle politique, mais de l’actualisation ou de la réactualisation du modèle républicain, et en ce sens, nous demeurons contemporains des hommes des Lumières ; d’autre part, comme plusieurs philosophes l’ont fait remarquer, dans la mesure où l’idée républicaine n’est pas affranchie de toute hétéronomie, la question logique du passage de l’hétéronomie à l’autonomie reste posée.

La politique, entendue comme projet humain d’accéder à l’autonomie, demeure bien, comme l’avait fait remarquer Freud, cet office impossible. Impossible, et pourtant nécessaire.

Denis Collin, LE CAUCHEMAR DE KARL MARX, Le capitalisme est-il une histoire sans fin ? Max Milo Éditions, mars 2009. ISBN : 978-2-35341-055-2

[1Denis Collin, Le cauchemar de Marx, p. 11

[2Denis Collin, op. cité p. 12

[3Denis Collin, op. cité p. 14

[4On doit cette très belle formule à un philosophe français aujourd’hui bien oubié, Brice Parain

[5cf. p. 271 : « Plutôt que de chercher quelque utopique gouvernement parfait, on doit se souvenir de la manière dont Spinoza pose la question du meilleur gouvernement : toutes les formules politiques ont déjà été inventées. Il faut se contenter de voir laquelle serait la meilleure compte tenu de la situation concrète, en partant des hommes tels qu’ils sont et non tels que nous voudrions qu’ils fussent. »

[6Marx et Engels, Manifeste du Parti Communiste, I. Bourgeois et prolétaires, 1872

[7Pour le détail, on se reportera au remarquable livre de François Cusset, La décennie, Le grand cauchemar des années 80, La découverte, 2006

[8cf. notre brève,Cherchez l’erreur

[9Denis Collin, op. cité p. 89

[10Sur la question de la marchandisation de l’éducation, on se reportera aux travaux remarquables de Nico Hirtt, par exemple

[11Denis Collin, op. cité p. 76

[12Denis Collin, op. cité p. 96

[13Denis Collin, op. cité p. 100

[14Denis Collin, op. cité p. 102

[15Denis Collin, op. cité p. 105

[16Denis Collin, op. cité, p. 220

[17Denis Collin, op. cité p. 242

[18Denis Collin, op. cité p. 240

[19Denis Collin, op. cité p. 214

[20Denis Collin, op. cité p. 283

[21C’est Aristote qui fait la disctinction entre l’économique et la chrématistique. L’économie est l’art de subvenir aux besoins domestiques. La chrématistique est au contraire l’art de l’acquisition et de l’enrichissement. L’économie est naturelle, la chrématistique contre-nature. Economie et écologie ont même étymologie. Il s’agit de fixer des règles (nomos) à la gestion de la maisonnée (oïkos). Avec l’écologie, la « maisonnée » s’étend à l’environnement naturel tout entier. Il faut remarquer que économie et écologie non seulement ne se contredisent pas mais sont proches parce que conformes à la nature des choses. Le capitalisme, processus « chrématistique », est au contraire anti-naturel et destructeur.

[22Revive la République, Armand Colin, 2005

[23Denis Collin, Revive la République, p. 181

commentaires
À propos du livre de Denis Collin : Le cauchemar de Karl Marx - 10 septembre 2009 à 20:59

Denis Collin sur France Inter
Où l’on apprend que l’économie n’est que de l’astrologie assistée par ordinateur.

L’intégrale de l’émission est là : Le sept-neuf du 5 septembre 2009
Où l’on apprend que la grippe A n’est qu’une imposture


#23757
Marx, philosophe de l’émancipation - momo - 20 mai 2009 à 00:33

la philosophie de l’émancipation de l’Homme renvoie à la réflexion sur le rapport dominant/dominé.

Combattre le Darwinisme appliqué à l’Homme régnant sur la pyramide des espèces vivantes, telle est la tentative de Marx et de bien d’autres.

Arrêter le temps, figer le monde, glacer les relations internes du système vivant. Mourir. Voilà la proposition des décroissants.
Substituer la "bonne" production de qualité "pérenne" à celle "mauvaise" qui "passe", chercher et établir le "bien commun", opposer la liberté à la loi, si c’est cela la République, la chose publique alors je ne suis pas républicain.

Si la République établit un rapport d’opposition organisée entre des ordres structurants et contradictoires, si la République organise la recherche permanente de l’équilibre entre forces opposées à force de conflits d’intérêts, alors elle dérive vers la guerre civile, la libanisation.
La République de Platon n’était pas communiste, il était structuraliste (selon Althusser qui a ainsi essayé de sauver l’Idée).
Le communisme, c’est le fascisme plébéien, inexorablement, à cause de l’erreur du "bien commun" qui ne peut procéder que d’une injonction, d’une coercition ou d’une suggestion d’un groupe sur la masse ou les masses.

Pour moi, la véritable République est humaniste car elle proclame la liberté individuelle pour ces membres "citoyens" et collective face à ses oppresseurs externes.
Pour moi, la République est humaniste car elle affirme l’égalité face à la loi des hommes soumise à la Constitution prévoyant la limitation, la séparation et la précarité des pouvoirs et non l’égalité consacrée par une entité métaphysique.
Pour moi, la République promeut la fraternité entre ses enfants, considérant et intégrant la diversité humaine et l’animalité originelle.

Marx a compris la nature humaine, l’a dépeinte dans un contexte d’avénement de l’histoire moderne en dialectisant (forme de codification du complexe pour le simplifier) les rapports humains de l’histoire ancienne. Mais Marx refuse le chaos qui demeure pourtant la seule certitude finale moteur de Vie.

En matière économique, votre assertion au sujet du capitalisme révolutionnaire est fausse, en réalité, c’est le libéralisme du XXIième qui constitue la révolution du capitalisme privé et c’est le capitalisme privé qui a vaincu le capitalisme public.


#23152
Marx, philosophe de l’émancipation - bombix - 14 mai 2009 à 07:58

Un article critique du livre de Denis Collin, qui aborde un point que je n’ai pas traité (il faut choisir !) : le problème du religieux :
Capitalisme et religion


#23104
Marx, philosophe de l’émancipation - Contrepoints - 15 avril 2009 à 11:03

Tout cela est bien utopique et masque fort peu discrètement l’essentiel : toute tentative d’expérimentation communiste/marxiste a débouché immanquablement sur la dictature, le totalitarisme, la souffrance des plus démunis. C’est le capitalisme et non le marxisme ou le socialisme qui a sorti des millions d’individus de la misère et a amélioré la situation des plus pauvres pour leur apporter ce que avant même le plus fortuné n’avait pas.


Voir en ligne : Contrepoints
#22844
Marx, philosophe de l’émancipation - 15 avril 2009 à  13:05

Ah ! ça, ça aurait été étonnant qu’il y ait pas un libéral pur sucre, à oeillères incorporées, qui déboule avec ses grands pieds de grand con dans le sujet. On vous l’a dit dans l’article, ce qu’on pensait de vos "ennemis" : relisez le paragraphe 4, Socialisme ET barbarie. Alors arrêtez de nous faire chier avec ça !

Bon, une fois qu’on a intégré ça, qu’est-ce qu’on voit : Que l’autre système, celui que vous défendez, le capitalisme, nous emmène droit dans le mur. Pourquoi ? parceque votre système ne fonctionne que quand il croit (du verbe croitre, hein, pas croire comme croire en dieu ou croire au capitalisme).

Pensez-vous sérieusement qu’il puisse exister un système qui pourrait croitre indéfiniment ? Non, évidemment ! Alors votre système, quand il ne peut plus croitre, il nous fait au mieux une crise, au pire une guerre. Avec au mieux des millions de chômeurs, au pire des millions de morts. Alors, on continue, ou on réfléchit ? Il fera quoi votre système quand il aura pillé toutes les ressources de la planète ? Il émigre vers mars ?

#22845 | Répond au message #22844
Marx, philosophe de l’émancipation - 24 avril 2009 à  17:27

Emancipation des patrons du CAC 40 :

Voir en ligne : Rémunérations 2008 des "40 voleurs"
#22961 | Répond au message #22845
Marx, philosophe de l’émancipation - 14 avril 2009 à 17:44

Un autre regard sur l’économie : Alternatives Economiques.

La société dont rêvent les libéraux : Wikibéral (ames sensibles s’abstenir).

Le portail républicain


#22840
Marx, philosophe de l’émancipation - 14 avril 2009 à 17:30

Re - Vive la République !
Et surtout, surtout, la République c’est la primauté de la politique sur l’économie. Donc tout le contraire de ce que souhaitent les libéraux : "laissez faire le capitalisme, il se régulera tout seul, tôt ou tard." Le capitalisme, c’est la mort programmée de l’espèce humaine. Plutôt tôt que tard.


#22838