Informatique : libérale ou libertaire ?

jeudi 1er avril 1999 à 00:00, par Mister K

Devoirs de vacances : nous avons demandé à Mister K, notre webmaster, informaticien de profession, de répondre à cette question existentielle : l’informatique est-elle un outil au service d’un libéralisme exacerbé, ou au contraire un espace virtuel ou peut s’exercer une solidarité internationale échappant aux lois du marché ? Après plusieurs semaines de réflexions, il nous rend enfin sa copie.

Notre époque n’est faite que d’évolutions, lentes par la force des choses, souterraines souvent. D’où peut-être un certain décalage entre "les politiques" et "la rue". D’où également des difficultés de la part de nombreuses personnes à s’adapter à ces changements : toute personne mal informée, ancrée dans ses habitudes ou ses certitudes est vouée à être décrochée par la société. La société - libérale s’entend - ne fait pas de cadeaux ; C’est marche ou crève.

C’est en cela que l’on peut parler de société de l’information ; de toute évidence, les personnes les mieux informées sont les plus à même de "s’en sortir". C’est en cela que télévision, radio et journaux sont indispensables de nos jours. D’ailleurs Radio France n’a-t-elle pas créée sur Paris une radio (Urgence) destinée aux SDF ? L’information est devenue un des nerfs de la " guerre " de survie. C’est officiel.

De la préhistoire à l’âge moderne

Pourtant beaucoup d’évolutions nous échappent. Même les mieux informés s’y laissent prendre. Une des évolutions les plus importantes du siècle aura été, sans doute, l’informatique. Certains parlent de révolution informatique comme on a parlé de révolution industrielle. Beaucoup n’y voient que de la technique. C’est là une grave erreur.

Si on reprend un historique grossier des domaines d’application de l’informatique, qui en gros à 50 ans, on peut le diviser en trois ou quatre périodes. Au début, l’informatique était surtout présente dans les domaines de la recherche scientifique. Globalement, les ordinateurs servaient surtout de calculateurs. Peu à peu, l’informatique s’est introduite dans les entreprises et cela dans les années 70. Le processus s’est généralisé dans les années 80. Au début des années 80, la micro-informatique est apparue.

L’informatique a donc fait son apparition dans toutes les PME et surtout dans les foyers. A la fin des années 80, début 90, Internet a fait son apparition auprès du grand public.
Outre les progrès techniques (fulgurants), il est à noter la lente imprégnation de l’informatique dans notre société et aussi son mode de développement économique. L’industrie informatique s’est développée autour de quelques grosses sociétés emblématiques, américaines pour la plupart : IBM d’abord, rejoint par Microsoft dans les années 80. On pourrait ajouter Compaq, Sun, Intel ou Apple. Un des tournants se situe vraisemblablement dans les années 80 et l’apparition et le développement de la micro-informatique dont Internet est le fils. L’informatique est alors devenue un énorme business dopé par la libéralisation des marchés et la mondialisation.

L’informatique omniprésente

Voilà pour le tableau. Il reste cependant une précision à apporter qui a son importance : quand on parle d’informatique, on pense bien sûr aux chiffres. Mais l’informatique c’est aussi du texte, du son et des images. On parle - c’est à la mode - de multimédia. Il est donc important de voir l’informatique comme un système de traitement de l’information. L’apparition du tout numérique s’inscrit bien sûr dans ce cadre. L’informatique est donc bien l’un des piliers de la société de l’information, impliquée dans les moindres rouages de la société moderne. Il suffit de comparer les difficultés de passage de l’ancien franc au nouveau franc d’une part, et du franc à l’euro d’autre part : si au niveau de la population, les difficultés sont comparables, au niveau technique, ces difficultés sont bien plus importantes, liées à l’étendu de l’informatisation. Il ne s’agit bien sûr pas là de faire le procès de l’informatique, mais bien de mettre en avant son impact dans nos vies.

On pourrait légitimement s’inquiéter sur cet état de fait. Pas spécifiquement de l’étendue de l’informatisation et des ses conséquences, mais également du coté incontrôlable de cette industrie. A cette dernière inquiétude, on peut répondre que l’informatique n’est pas n’est pas le seul secteur dans ce cas.
Pourtant, même l’État américain, qu’on ne peut taxer d’anti-libéral, s’en inquiète. Et au nom de la libre concurrence (donc du libéralisme...) intervient sur la main mise de quelques sociétés sur ce secteur par l’intermédiaire de la justice. La démarche étant symbolisée par le procès Microsoft qui a marqué l’année 1998 et qui se poursuit actuellement. Il est clair que les États n’ont jamais été impliqués dans le secteur informatique. En France, même si ce n’est pas forcément le meilleur exemple, on s’est borné à rendre la cryptologie arme de guerre et on a créé une commission informatique et liberté (la CNIL) qui n’a quasiment aucun pouvoir.

Nouvelles méthodes de vente

L’informatique est donc le paradis des libéraux. Un secteur prospère, soumis à la loi du marché et rien d’autre. Pourtant, on ne peut réduire le secteur à cela. Il n’est pas uniforme loin de là. Et puis surtout, on ne peut oublier les hommes et les femmes qui font l’informatique. Ce secteur vit en effet essentiellement sur les ressources humaines. Là encore, il y a de très grandes disparités.

Pour beaucoup, cela reste un travail dont le seul but est de ramener un salaire à la fin du mois. Ceux-là suivent tranquillement le chemin que l’on a tracé pour eux. La voie royale. Ils représentent, bien entendu, la très large majorité.
Et puis il y a les artisans, voire les artistes. Ceux qui depuis les années 80, ont saisi l’opportunité de la micro-informatique. Et l’opportunité en question, consiste en la possession de son outil de travail : le micro-ordinateur. Pour beaucoup d’informaticiens, et pas seulement d’ailleurs, cela a eu comme conséquence de rapporter une partie du travail chez eux. Beaucoup resteront perplexes sur " le progrès ".

Mais pour d’autres, cela a consisté à se créer leur propre train de travail, séparé de toute activité professionnelle donc d’activité économique.

Dans les années 80, il y a d’abord eu les adolescents créateurs de jeux. Des petits génies de l’informatique qui passaient leurs nuits devant leur micro-ordinateur. Ce qui a souvent débouché sur des produits commerciaux. Puis, peu à peu, s’est développé fin des années 80, début 90, le phénomène shareware : des programmeurs distribuent gratuitement leur logiciel, les utilisateurs pouvant s’en servir gratuitement pendant une période définie et le payer uniquement s’ils en sont satisfaits. C’est une vraie révolution de l’achat : la formule " satisfait ou remboursé " a été substituée par la formule " tu paies si ça te plait. " Ce prix étant, de toute manière, nettement moins élevé que celui des logiciels commerciaux.

On mise sur la satisfaction du client... mais aussi sur son honnêteté. Et puis, en parallèle du shareware, il y a eu le freeware ou les logiciels sont, eux, totalement gratuits.
En contre-partie de cet élan créatif lié à la micro-informatique des années 80, sont nés les hackeurs et autres bricoleurs de génie, qui n’en restent pas moins des artistes de la technique, et qui ont eux donné libre cours à leurs idées destructrices, entraînant bien souvent, des pertes financières pour bien des entreprises.

Logiciel protégé et logiciel libre

Donc, au cours des années 80, sont nés des circuits parallèles dans l’informatique. La frontière entre système économique libéral et un système libertaire reste encore flou. Mais c’est une première au niveau économique à grande échelle. Dans le prolongement de ces circuits va naître les logiciels libres dont Linux est le chef de file. Par logiciel libre, on entend que vous pouvez utiliser, étudier, modifier, distribuer librement le logiciel. En clair, vous pouvez accéder librement au code source : c’est l’équivalent de connaître les secrets de fabrication du Coca-Cola. Et c’est surtout la démarche inverse de Microsoft qui protège le code source de Windows comme un bien précieux.
Linux est ce qu’on appelle un système d’exploitation, donc le centre nerveux d’un micro-ordinateur. Il fait directement concurrence au tout puissant Windows 95/98 de la non moins puissante société Microsoft qui détient une part écrasante du marché des systèmes d’exploitation des micro-ordinateurs. Linux est né en 1991 sous l’impulsion d’un étudiant. D’abord rudimentaire, le système d’exploitation du jeune Linus Torwald s’est développé et a été distribué grâce à une coopération entre divers développeurs autour de la planète et l’utilisation d’internet. Il est aujourd’hui reconnu comme fiable et puissant et commence à faire de l’ombre à Windows et même à d’autres systèmes UNIX dont Linux est inspiré. La montée en puissance de Linux suit la montée en puissance d’Internet.

Le principe de Linux est simple. Vous pouvez télécharger gratuitement le logiciel et le code source sur Internet. Vous pouvez personnaliser votre système d’exploitation, l’améliorer et en faire profiter la communauté Linux. D’abord cantonné au milieu étudiant en Informatique, le système Linux est de plus en plus distribué. On trouve les dernières versions dans toutes les Fnac... Il est de plus en plus utilisé dans les entreprises.
Outre sa gratuité, les entreprises y voient un système d’exploitation " ou l’on a la main " (pour peu que les compétences existent en interne...), à l’opposé de Windows qui est vu comme une boite noire.

L’originalité de Linux, se situe bien sûr dans son mode de fabrication et de maintenance assurée uniquement par des volontaires utilisant internet pour s’échanger des informations. On ne peut y voir d’un point de vu technique que des avantages.
D’un point de vue politique, Linux est un formidable pied de nez au système commercial et marchand, et surtout une incroyable utopie qui voit le jour : un travail coopératif d’hommes et de femmes de tous les pays du monde donne naissance à un produit sans aucune notion de valeur économique. Qui aurait pensé en 1991, que Linux deviendrait ce qu’il est aujourd’hui ? Sûrement pas beaucoup d’acteurs des marchés boursiers et encore moins Microsoft et Bill Gates qui eux n’avaient même pas vu arriver la formidable extension d’internet... De plus, la main mise d’une seule société sur l’industrie informatique dont on a vu l’importance stratégique dans notre société est mise à mal, ce qui ne peut-être que positif.

Pourtant, ce gigantesque travail coopératif, éloigné de toute idée de profit et dont internet sert de support, pose d’énormes questions sur la notion de travail et de propriété intellectuelle. En effet, le coté libertaire du développement de Linux ne peut masquer son coté libéral. Des sociétés à usage commercial exploitent un produit gratuit que des hommes ont librement construit sans que l’on puisse considérer qu’ils ont effectué un travail, puisque aucune rémunération ne vient le récompenser et que ces personnes n’ont pas le moindre droit sur leur " oeuvre ".

En gros, pour schématiser et caricaturer, on pourrait traduire cela par la naissance de "nouveaux esclaves volontaires". Ceci est bien sûr exagéré.

Mais on ne peut s’empêcher de se poser un certain nombre de questions : Linux est-il une fausse bonne idée ? Le système est-il transposable à d’autres parties de l’économie ? L’informatique ne vient-elle pas de créer un précédent dangereux ?

Internet au service de Big Brother ?

Là encore, la technique a révolutionné notre façon de penser. Car ne nous y trompons pas. C’est le développement d’Internet qui a permis qu’un produit comme Linux voie le jour. Ce type d’expérience il y a 20 ans, ne pouvait se développer que localement. Là, l’utopie a pris une taille mondiale. Et surtout, elle a attiré les marchés financiers qui voient déjà en Linux, une source de profit pointer...
Les enjeux pour notre société sont peut-être énormes. Quand toutes les informations seront numérisées, qui les contrôlera ? Des sociétés privées, des états (peu probable...) ou la communauté humaine ? Même si tout cela peu apparaître aujourd’hui comme de la science fiction et que Big Brother reste un mythe, il convient de réfléchir aux différentes évolutions du traitement de l’information. Le développement d’internet, combiné à la mondialisation pourrait créer un monde virtuel dont les hommes seraient les maître-esclaves. La science fiction, c’est peut-être bien pour demain.