Sociétés de contrôle
« Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes. »
Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990
« Cette société de plus en plus contrôlée m’inquiète » Ainsi s’exprime Irène Félix en signant la pétition de soutien à Hamid et Karim, convoqués au tribunal pour avoir refusé de se soumettre à un prélèvement d’ADN [1]. Son de cloche un peu différent du côté de Maître Galut, défenseur des intéressés : « Là où nous nous mobilisons, c’est que toute personne placée en garde à vue peut se voir prélever de l’ADN même si, à la fin de la garde à vue, aucune charge n’a été retenue. [2] » Entendre : la mobilisation ne vise pas à contester la loi qui impose le fichage ADN d’une part toujours plus importante de nos concitoyens, elle a pour objet l’extension de son application aux « innocents », plus exactement à ceux dont on n’a pas pu encore établir la culpabilité.
On pourrait soutenir que l’argumentaire de Y. Galut se place du côté du droit (ce qui est assez logique, puisque c’est l’avocat qui parle), tandis que celui de I. Félix est plus politique.
De fait, la question est bien politique. La question est celle de l’extension généralisée du contrôle.
Nos braves ténors socialistes, qui n’ont pas trouvé grand-chose à redire lors de l’installation d’un système de vidéo-surveillance à Bourges (rappelons que pendant la campagne des municipales (2008), le débat a porté non pas sur le principe de la vidéo-surveillance, mais sur sur le rapport coût/efficacité du dispositif, avec la proposition d’un énigmatique « redéploiement », et la mise en place d’un comité d’éthique cache-misère aujourd’hui enterré), qui ont soutenu une candidate qui avait lancé comme slogan « l’ordre juste » et qui réclamait la prise en charge des jeunes délinquants par des centres adaptés encadrés par des militaires, s’émeuvent aujourd’hui de l’usage de bio-technologies pour organiser le fichage systématique de la population « à risque ». Curieux quand même.
Après tout, mieux vaut tard que jamais. Qu’on nous permette cependant de douter quelque peu de la sincérité de la démarche. N’y aurait-il pas là quelque manoeuvre politicienne ?
Le PS revient sur le terrain des luttes. Le 29 janvier à Bourges, lors de la grande manif, on a vu par exemple quelques têtes et quelques pancartes socialistes.
Aujourd’hui, les représentants de feu la gauche plurielle (PS, Verts, PCF) se retrouvent unis autour d’une cause en béton, comme au bon vieux temps, pour défendre les grands principes et galvaniser les troupes. Alléluia ! Même le NPA – soit l’extrême gauche devenue platement électoraliste — est de la partie. Après la gauche gestionnaire, voici donc ressurgir la gauche tendance brasero.
Il est vrai que cette visibilité auprès des « vrais gens » trouvera sans doute son utilité quand il s’agira de nous vendre quelque salade électorale lors des prochaines élections européennes. On escompte peut-être un bon retour sur investissement.
Reste cette grande affaire du « contrôle ». L’idée d’une « société de contrôle » a été développée par Gilles Deleuze, dans le prolongement des analyses de Michel Foucault. L’auteur de l’Histoire de la folie à l’âge classique avait analysé dans des textes mémorables l’émergence des « sociétés disciplinaires » au XVIIIème et au XIXème siècle. Or ce modèle de société est aujourd’hui en crise. « J’ai examiné, écrivait Michel Foucault, comment la discipline [dans une société européenne] a été développée, comment elle a changé selon le développement de la société industrielle et l’augmentation de la population. La discipline, qui était si efficace pour maintenir le pouvoir, a perdu une partie de son efficacité. Dans les pays industrialisés, les disciplines entrent en crise. » [3] Deleuze reprend donc l’analyse de Foucault en la prolongeant. Nous sommes entrés dans une crise généralisée des milieux d’enfermement : prison, hôpital, usine, école, famille ... Toutes les institutions disciplinaires sont en « phase terminale ». Il s’agit alors, selon Deleuze, de gérer leur agonie. Cela signifie aussi que les instances de résistance sont déjà largement en train de s’épuiser, faute d’un référent auxquelles elles puissent s’opposer. « Une des questions les plus importantes concernerait l’inaptitude des syndicats : liés dans toute leur histoire à la lutte contre les disciplines ou dans les milieux d’enfermement, pourront-ils s’adapter ou laisseront-ils place à de nouvelles formes de résistance contre les sociétés de contrôle ? »
Car voici le plus important : les contrôles, dit Deleuze, ne sont plus des moules, mais des modulations, à l’image, en quelque sorte, d’un moule auto-déformant, qui pourrait changer continûment, d’un instant à l’autre, d’un lieu à l’autre. Par exemple : alors que l’usine connaissait un salaire de base et des primes clairement codifiées, l’entreprise moderne s’efforce d’imposer une modulation continue de chaque salaire, dans des états de perpétuelle instabilité, qui passent par des challenges, concours, salaires au mérite, etc. Proposition connexe : si la société disciplinaire est un monde ou l’on recommence sans cesse, la société de contrôle est un monde où l’on en a jamais fini. « Dans les sociétés de discipline, on n’arrêtait pas de recommencer (de l’école à la caserne, de la caserne à l’usine), tandis que dans les sociétés de contrôle on n’en finit jamais avec rien, l’entreprise, la formation, le service étant les états métastables et coexistants d’une même modulation, comme d’un déformateur universel. [4] » Et Deleuze d’ajouter, prophétique : « Kafka qui s’installait déjà à la charnière de deux types de société a décrit dans Le Procès les formes juridiques les plus redoutables : l’acquittement apparent des sociétés disciplinaires (entre deux enfermements), l’atermoiement illimité des sociétés de contrôle (en variation continue) sont deux modes de vie juridiques très différents, et si notre droit est hésitant, lui-même en crise, c’est parce que nous quittons l’un pour entrer dans l’autre. [5] »
Atermoiement illimité et suspicion généralisée : nous sommes au coeur de l’affaire de fichage ADN qui concerne Hamid et Karim.
Et au coeur du paradoxe d’une gauche gestionnaire du capitalisme qui promeut le contrôle et la modulation (par exemple en instaurant l’annualisation dans la mise en place de la réforme des 35 heures) sous les formes qu’elle croit acceptable, et s’en inquiète quand elle prend un visage inquiétant.
« Il n’ y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d’un élément en milieu ouvert, animal dans une réserve, homme dans une entreprise (collier électronique). Félix Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière ; mais aussi bien la carte pouvait être recrachée tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle. [6] »
À noter qu’en 1990, le téléphone mobile n’existait pas encore. Mais on y travaillait ... [7]
On terminera donc en rappelant qu’à l’encontre de ceux qui ont l’outrecuidance de dénoncer et de vouloir échapper à la société de contrôle généralisée dans laquelle nous vivons, et qui, pour être moins visible, n’en établit pas moins une nouvelle forme de domination impérieuse, le vieux pouvoir souverain sait faire valoir ses prérogatives. Julien Coupat, suspecté d’activités terroristes, croupit toujours en tôle sans que la justice prenne le soin d’apporter la moindre preuve concernant sa culpabilité.
A lui aussi, il est reproché « des indices graves et concordants qui rendent vraisemblable qu’il ait commis ou participé à un crime terroriste »
On ne voit pas que la gauche plurielle, recomposée à l’approche des élections européennes, s’inquiète beaucoup de son sort.
Car quel bénéfice électoral tirer de la défense d’un supposé « terroriste » ?
Le texte de Gilles Deleuze, paru dans le numéro 1 de L’autre journal, en mai 1990, est consultable en ligne :
Post-scriptum sur les sociétés de contrôle
Crédit image : Famille sans gêne
[1] cf.l’article de Jean-Michel Pinon, paru dans l’Agitateur.
[2] La Nouvelle République, 23 février 2009
[3] M. Foucault, La société disciplinaire en crise, in Dits et Écrits, t. 2., Paris, Gallimard, 2001, p. 532-533
[4] Deleuze, Post scriptum ...
[5] Deleuze, Post scriptum ...
[6] Deleuze, Post scriptum ...
[7] A la question posée par le journal Libération (11 décembre) : "Comment s’expriment leurs velléités terroristes ?", le contrôleur général Christian Chaboud, responsable de la lutte antiterroriste, a répondu : "De par leur attitude et leur mode de vie." Le Monde, 06 janvier 2009. Coupat refuse de posséder un téléphone mobile.