Anarchie du net, Hadopi fait le tri
Internet intéresse de plus en plus les professionnels de l’info qui se demandent comment survivre dans un monde où chacun se mêle de produire lui-même de l’information, sans demander la permission, et sans attester des qualifications requises pour le faire. Le pouvoir s’intéresse lui aussi à cette question. Depuis l’Elysée, on contrôle moins bien internet que la télé. Hadopi a créé le statut d’éditeur en ligne, et un récent décret précise les conditions d’obtention de ce statut. Des sites comme l’Agitateur ne sont pas concernés naturellement, et au fond, c’est heureux. Mais on peut craindre que la pression juridique se fasse de plus en plus pesante sur les responsables de sites d’information sans label, menaçant la liberté d’expression et d’information.
Le petit monde de l’information en ligne est en ébullition. Internet intéresse chaque jour davantage les professionnels de l’info qui se demandent de plus en plus comment survivre dans ce monde de brutes où chacun se mêle de produire lui-même de l’information, sans demander la permission, et sans attester des qualifications requises pour le faire. Ça tombe bien : le pouvoir s’intéresse lui aussi à cette question. Depuis l’Elysée, on contrôle moins bien internet que la télé. Sans internet, point d’affaire Jean Sarkozy par exemple ...
Les hiérarques de la Sarkozie ont donc prévu, dans leur grande sagesse, via « la loi de protection de création sur internet », autrement nommée Hadopi, de protéger les internautes de la mauvaise information.
Vous savez, celle qui est produite par les amateurs, rigolos et autres sauvages non contrôlés, et — mais cela va sans dire — incompétents.
La loi a créé un statut d’éditeur de presse en ligne. Les conditions d’obtention de ce statut ont été précisées dans un décret publié le 29 octobre 2009 [1]. Les entreprises qui pourront accéder à ce statut bénéficieront d’un fond d’aide spécifique de 20 millions d’euros, ainsi que d’avantages fiscaux. En outre, la responsabilité pénale du directeur de publication est allégée pour permettre de tenir compte des espaces participatifs où les internautes peuvent s’exprimer.
Pour bénéficier de ce statut, il faut — entre autres conditions — au moins un journaliste professionnel dans l’équipe de rédaction. Ce qui élimine tous les blogs, webzines, sites d’associations ou d’organisations diverses qui n’ont bien sûr pas les moyens d’employer un professionnel à temps plein et de le rémunérer dans le cadre de leurs activités.
On comprend bien le sens de la manoeuvre : donner des moyens substantiels aux heureux sites choisis (produire du contenu a un coût), les doter d’un label, et les protéger en même temps par un allègement de la responsabilité pénale du directeur de publication [2] Pas question de faire fuir le chaland qui a maintenant goûté aux joies de l’interactivité ; au contraire, laissons-le se lâcher un peu ... On contrôle, mais en finesse.
Inutile de vous dire, chers lecteurs, que l’Agitateur n’est pas prêt d’être « labellisé » Hadopi ! Ici, point de pros, que des amateurs ! Et pour nous ce sera plutôt un honneur de n’être pas estampillé « Site officiel du ministère de l’information de la Sarkozie ». Les subventions, on s’en moque, on vit sans. La seule chose qui nous inquiète c’est le renforcement possible (probable ?) à l’avenir de notre responsabilité pénale, notamment pour les propos tenus sur les forums. On sait que le seul moyen de maintenir la dynamique des forums, c’est de laisser s’exprimer les gens, quitte éventuellement ensuite à modérer ceux qui sortent franchement des clous, ou qui utilisent cet espace pour tenter des manipulations. Mais cette dynamique, qui est celle même de la liberté d’expression, comporte des risques. Et l’on voit bien quelle fausse liberté pourrait être laissée aux sites « labellisés », et quelle vraie liberté pourrait être retirée insidieusement à ceux qui ne le sont pas, par une pression juridique constante exercée auprès des responsables des « sites d’infos sauvages ».
Les « pros » se soucient-ils de ces questions ? Ils sont bien trop obsédés par leur survie pour faire la fine bouche devant des propositions si alléchantes. Ce n’est donc pas de leur côté qu’il faudra chercher une critique de si perverses dispositions. D’autant que la perspective, pour eux, de se débarrasser enfin (un peu) de la concurrence déloyale produite par l’anarchie informationnelle du net n’est sans doute pas pour leur déplaire. L’obsession du « modèle économique » viable est si prégnante dans le monde de la presse professionnelle qu’un article récent du Monde, traitant de l’info locale sur internet [3], ne s’intéresse qu’aux rapports des annonceurs avec les sites d’informations locales, au retour sur investissement, etc. Comme si le problème de l’information locale sur internet se réduisait à ce seul aspect des choses !
Dis-moi ce qui te préoccupe, je te dirai qui tu es ! Les pros de l’info ont-ils oublié que l’un des plus prestigieux titres de la presse française, le Canard Enchaîné, vit sans aucune publicité ? Il est donc possible de disjoindre le problème des annonceurs, et le problème de la presse. Les intérêts des uns, et les intérêts des autres. Comment ? On ne comptant que sur le lecteur. Oui mais alors, il faut produire de la qualité, être inventif, se mouiller un peu ... Pas si facile.
Au final, ce sont bien les lecteurs, c’est bien le public qui sera juge. Le public, que l’on considère vraiment, à travers ce décret, comme un composé de crétins, à qui il est nécessaire d’indiquer ce qui est bien et ce qui est mal, ce qu’il faut lire et ce qu’il ne faut pas lire. Ce qu’il faut croire et ne pas croire. Ce qui est sérieux, ce qui l’est moins, ce qui ne l’est pas du tout.
Si on sent bien la volonté du pouvoir sarkozyen de reprendre la main dans un domaine où se fabrique l’opinion et qu’il contrôle mal, il faut peut-être voir également dans une telle disposition légale la marque de l’obsession bien française du contrôle, de l’étiquette, du label, du diplôme ...
Diable, et s’il venait aux gens l’idée de juger par eux-mêmes ? Non ce n’est pas possible ! Il faut de l’ordre, et de la sécurité ! En tous domaines. Le net, c’est l’anarchie. Derrière chaque français, plaçons un petit flic, et un maître d’école.
[1] Décret n° 2009-1340 du 29 octobre 2009 pris pour application de l’article 1er de la loi n° 86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse. Voir également l’article paru dans Le Monde : Un décret définit le statut d’éditeur en ligne
[2] cf. article 10 « Sur les espaces de contribution personnelle des internautes, l’éditeur met en œuvre les dispositifs appropriés de lutte contre les contenus illicites. Ces dispositifs doivent permettre à toute personne de signaler la présence de tels contenus et à l’éditeur de les retirer promptement ou d’en rendre l’accès impossible. » Le « promptement » fait rêver. Outre qu’il introduit une fluidité temporelle dans la notion d’information publiée en ligne — par opposition à la fixité du texte imprimé — l’adverbe est suffisamment vague pour laisser toute latitude au juge dans son appréciation.