Arte : l’effroyable caricature
« Encore plus caricaturale que ce que l’on pouvait redouter. » Numérama donne le ton ce matin, dans un encart à l’article que le site consacrait lundi 8 février à l’enquête de Ted Anspach, « Les effroyables imposteurs ». Ce simple intitulé, référence explicite au titre du livre du très controversé Thierry Meyssan « L’effroyable imposture », qui fait donc l’amalgame entre l’information citoyenne et collaborative et les thèses complotistes et la désinformation organisée en dit déjà long sur les intentions du réalisateur. Diffusé hier soir sur Arte, le film et le débat qui a suivi confirment les attentes : « Les effroyables imposteurs » est une vile caricature du rôle d’internet dans la révolution de l’information, par une télévision aux ordres et une presse aux abois. Risible et lamentable.
« Tout ce qui est exagéré est insignifiant. » disait Talleyrand. En regardant le reportage [1] diffusé hier soir par Arte, on se demande vraiment, tellement le message : « internet est une immense poubelle, il faut au plus vite le contrôler ! » était outrancier et caricatural, si le but poursuivi n’est pas l’exact inverse de celui annoncé ! Car enfin, à défendre avec autant de maladresse, de grossièreté pataude une cause, ne travaille-t-on pas en réalité contre son camp ? Dans le match télé et presse contre internet, Arte a marqué hier un but contre elle-même.
Un procès instruit de façon partisane
Allons, Messieurs d’Arte, est-ce bien sérieux ? Certes, si on rencontre le meilleur on rencontre aussi le pire sur le net. Mais peut-on comme vous le faites réduire le problème de l’information citoyenne et collaborative 1) au combat obscur et obscurantiste de quelques illuminés qui luttent contre la vaccination – comme si au passage « l’affaire de la grippe A H1N1 » se réduisait à ce seul aspect des choses ? 2) Aux thèses complotistes de Thierry Meyssan [2] concernant le 11 septembre, relayées il est vrai sur internet, mais aussi dans les médias « mainstream » [3] comme vous-mêmes, ne craignant pas de vous contredire, le montrez ! 3) Au travail d’une agence pro-islamiste très organisée qui relaie des informations en provenance du Proche-Orient dans une optique anti-sioniste revendiquée ?
Que des sectes, des activistes, des groupes politiques organisés s’emparent d’internet, faut-il s’en étonner ? Une fois qu’on a dit ça, le sujet de l’information citoyenne et collaborative a-t-il seulement commencé à être traité ? En aucune façon.
Donc il est difficile de discuter, puisque le problème qui était censé être abordé, n’a pas reçu l’ombre d’un début de commencement de traitement. Vous épinglez Le Post.fr parce qu’il laisse passer un article tendancieux. Fort bien. Quelle conclusion en tirer ? Que la totalité des contenus du Post.fr sont de cet acabit ? Que le projet d’un site comme Le Post.fr [4] est nul et non avenu ? Le procès est un peu vite mené, non ? Une seule pièce au dossier, pas d’instruction, et interdiction à la défense de prendre la parole. Attention, on pourrait vous appliquer les mêmes méthodes. Arte avec ce reportage présente ce qu’il y a peut-être de plus mauvais à la télévision française : soumission veule aux pouvoirs (politiques et économiques) [5], aveuglement, bêtise crasse ... Faut-il cesser désormais de regarder Arte ?
Qui fait de la propagande ?
Bien. Que dire d’autre ? Peut-être ceci : ce reportage est de « la propagande », au sens étymologique du terme : propager la foi. Quels sont les articles de cette foi ? L’information est un métier. Il y a ceux qui savent, et ceux qui ne savent pas. Les premiers, professionnels, ont droit à la parole, les seconds, consommateurs, ont le droit d’écouter le discours autorisé qui tombe d’en haut, dûment estampillé, de le croire pieusement, et de se taire.
Mais dans quel monde vivez-vous pour raisonner encore ainsi ? Que vous le vouliez ou non, que vous continuiez de vous aveugler ou que vous décidiez de vous dessiller les yeux, plus personne n’accepte désormais ce schéma. Vous êtes les prêtres d’une religion disparue. La lecture des journaux n’est plus la prière du matin de personne. Tout est discuté. Tout est discutable. Personne n’a plus le privilège d’une position de surplomb, autorisée et inamovible. Et les journalistes moins que quiconque. Vous serez jugés, comme l’arbre, comme tout et comme tous, aux fruits que vous porterez.
Et ces fruits, les vôtres, sont parfois, sont souvent, passablement pourris. Vous parlez une larme dans la voix des liens consubstantiels qui lient notre bienheureuse démocratie et le sacro-saint devoir d’information. Faut-il vous rappeler le nombre de fois où la presse a manqué à ses devoirs les plus élémentaires ? Et les conséquences ? Cela ne date pas d’aujourd’hui ! Relisez Karl Krauss – qui ne cesse dans son oeuvre de vilipender une presse qui a menti sur les causes de la guerre de 14-18, sur son déroulement, sur les responsabilités dans la défaite allemande, une presse qui a préparé la matrice fictionnelle délirante dans laquelle le nazisme n’eut plus qu’à s’installer, relisez Benda, relisez Bourdieu et Halimi ...
Les français se méfient des médias, à qui la faute ?
On dit que les gens n’ont plus confiance en la presse ou la télévision ? A qui la faute ? Aux bloggeurs ou aux blagueurs qui signent dans de grands titres ou présentent le « JT » (au passage : Fotorino et Pujadas, même combat ! il fallait quand même oser) Qui a menti sur le nuage de Tchernobyl ? Qui a fait une fausse interview de Castro, sans en subir le moindre dommage dans la poursuite de sa carrière ? Qui a diffusé les fausses images de Timişoara ? Comment la guerre du Golfe de 1990 est-elle apparue dans les médias ? Ne vous rappelez-vous pas que ce sont les militaires eux-mêmes qui livraient les images et proposaient les commentaires ? De quel silence coupable la presse française n’a-t-elle pas couvert le génocide rwandais, pendant son déroulement, et aujourd’hui encore, alors que le devoir de mémoire exigerait que la lumière soit faite sur la nature et l’origine de cette ignominie. Etc. etc... Pour ne pas vous faire honte davantage, arrêtons ici la liste.
Un mouvement irréversible
De toutes façons, on ne va pas contre l’histoire [6]. Vous ne pourrez pas stopper un mouvement puissant et qui ne peut pas s’arrêter. Les gens informent sans demander la permission. Les gens s’informent et choisissent leurs sources, autorisées, ou non. Il ne faut pas en conclure que tout est merveilleux dans le monde d’internet, qu’une partie importante de ce qu’on y trouve n’est pas à interroger, voire à suspecter. Beaucoup de questions se posent et doivent être posées. Justement, vous aviez une occasion de le faire, hier soir. Vous l’avez manquée. Aux internautes qui s’expriment et ne se contentent pas de vous croire sur parole de reprendre le débat et de le traiter, avec un peu de sérieux, puisque les professionnels – ou ceux qui se prétendent tels — en semblent incapables.
Ironiquement, s’il fallait prouver qu’internet est désormais nécessaire à la démocratie et à l’exercice de la citoyenneté, « Les effroyables imposteurs » d’Arte, vile caricature d’une télévision aux ordres, en a fait la démonstration mardi 09 février 2010.
L’information serait-elle chose trop sérieuse pour être confiée à des journalistes ?... [7]
[1] Les effroyables imposteurs, Ted Anspach, Arte 2009
[2] Journaliste de profession ...
[3] J’utilise ce mot à dessein, car je l’ai entendu hier soir dans le reportage discuté ici. « Mainstream » désigne chez les anglo-saxons la littérature académique, officielle, noble, reconnue, par opposition à ce qui est considéré comme de la sous-littérature : le fantastique ou la science-fiction particulièrement. Un écrivain comme P.K. Dick, auteur de science-fiction génial, a toujours souffert de cette non reconnaissance, et pourtant, il compte désormais davantage dans le paysage culturel américain que de nombreux auteurs de romans sérieux, ennuyeux et oubliés. Le public qui lisait de la science-fiction dans les années 50-60 ou les « pulp » avant guerre (qui publiaient un auteur aussi important que Lovecraft), n’attendait pas l’autorisation des professeurs d’Université et des critiques littéraires autorisés pour choisir ses lectures. Aujourd’hui, le public n’attend pas l’autorisation de M. Elkabach, de M. Val ou de M. Fotorino pour s’informer auprès de Maître Eolas. Et il a bien raison !
[4] Au passage, le reportage révèle que Le Monde est principal actionnaire de ce site. Sans relever la contradiction, et sans s’émouvoir ... La meilleure façon de résoudre un problème est encore de ne pas le poser
[5] La date de diffusion de ce reportage, la veille de la discussion de l’inique loi Loppsi2, n’aura échappé à personne
[6] Ce qu’a réaffirmé avec force Edwy Plenel, intervenant après le reportage avec d’autres ténors de la presse. Seule éclaircie d’intelligence dans le concert d’idioties entendues hier soir, Plenel qui dirige Mediapart, un pur « player » (site d’informations en ligne, sans support papier), pouvait il est vrai difficilement adopter une autre position. Au passage on remarquera en effet que, dans le débat qui a suivi le film, un seul point de vue était autorisé à s’exprimer. Arte pour un soir s’était transformé en Pravda.
[7] cf. Georges Clémenceau : « La guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires »