Suicide à la fac, sujet tabou ?

dimanche 3 avril 2011 à 10:45, par bombix

Les médias en ont peu ou pas parlé. Pourtant, ce « fait divers » tragique méritait un autre traitement que le silence embarrassé dans lequel on l’a enterré. Mais le suicide — qui fait pourtant plus de victimes que les accidents de la route — est encore un sujet tabou en France, surtout lorsqu’il est en rapport avec le travail.

Le 22 septembre 2008, une jeune universitaire brillante, Marie-Claude Lorne, spécialiste d’épistémologie, mettait fin à ses jours. Quelle sont les raisons exactes d’un suicide ? On ne peut jamais les établir avec une entière certitude. Marie-Claude Lorne a emporté avec elle le secret de son acte.

Ce que l’on connaît en revanche, ce sont les circonstances du drame.
La jeune femme avait été recrutée en 2007 par l’Université de Bretagne Occidentale sur un poste de maître de conférence. En 2008, elle soumettait à l’université un dossier de titularisation, comme c’est l’usage. Son dossier avait reçu les divers avis favorables nécessaires des autorités compétentes. Pourtant la commission qui siégeait, le 13 juin 2008, pour examiner sa demande, refusait la titularisation de la jeune épistémologue, à l’unanimité.

Il faut savoir qu’une décision de ce genre engage la vie d’un(e) enseignant(e) chercheur(se). Ce n’est pas un simple aléa dans sa carrière ; cela signifie bel et bien la fin prématurée de celle-ci. Au regard des enjeux pour la personne concernée, on pourrait espérer qu’une telle responsabilité s’exerce dans le cadre de règles administratives éprouvées — parmi lesquelles le respect du principe de collégialité, ou encore l’obligation pour la commission de motiver sa décision par des arguments rationnels s’appuyant sur des dispositions légales —, et qu’elle s’accompagne, dans sa notification, des marques du respect minimum dû à tous et à chacun. Un fonctionnaire de l’enseignement supérieur, comme tout salarié, est une personne, et pas une simple ressource ; un être, et non une chose.

Ce n’est pourtant pas ce qui apparaît à la lecture du rapport demandé par la ministre Valérie Pécresse à l’Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche et qui fait apparaître les éléments suivants :

— La commission se tenait le 13 juin. L’intéressée est avisée par courrier le 13 septembre de la même année. Le courrier « ne comporte pas de motivation de la délibération de la commission de spécialistes, celle-ci n’étant pas obligatoire » (sic !)
— La commission n’ayant pas pu siéger le 8 juin, quorum non atteint, elle est convoquée à nouveau le 13 juin. Le quorum n’étant plus nécessaire, elle est alors composée de deux personnes seulement, mais peut délibérer valablement ! Son président, Pascal David, professeur des universités, se prononce alors contre la titularisation de la jeune femme, alors qu’il avait donné un avis favorable précédemment.
— Voici, extraits du PV, les motifs allégués par les membres de la commission « Si le sérieux de Mme Lorne n’est pas en cause, dans ses activités d’enseignement et de recherche, il a néanmoins paru souhaitable aux membres présents de la commission de surseoir à cette titularisation, quitte à la différer d’un an, dans l’attente d’une véritable installation brestoise, à laquelle la candidate à la titularisation s’était d’ailleurs engagée lors de son recrutement. Le Département de Philosophie a déjà été échaudé et fragilisé, depuis une dizaine d’années, par la non-résidence de trois de ses cinq enseignants titulaires. » En somme, pour enseigner à l’Université de Bretagne Ouest, il ne suffit pas d’être une savante titrée et une pédagogue reconnue, il faut encore apporter des preuves de « bretonnitude », ou de « bretonne attitude » ?

Outre plusieurs irrégularités administratives, comme l’absence de feuilles d’émargement, l’IGAENR pointe en fin de compte la responsabilité du président de la commission : « la responsabilité première revient au président de la commission de spécialistes [dont] le comportement heurte le principe de collégialité dans la décision et la déontologie des enseignants-chercheurs ».

Un comportement fort « discutable » « déontologiquement » et qui n’est donc pas sans rapport avec le décès tragique de Marie-Claude Lorne.

Cette affaire illustre, à nouveau, le thème de la souffrance au travail en France, qui touche désormais tous les travailleurs, dans tous les secteurs, y compris ceux que l’on croyait les plus protégés. Il n’y a pas qu’à Orange/France-Telecom que cette souffrance conduit parfois à la mort. Il n’y a pas qu’à l’usine que des petits chefs décident dans l’arbitraire le plus total et avec une désinvolture coupable du destin des gens sur qui ils ont pouvoir.

Pour relativiser les préjugés faciles, on pourra d’ailleurs se reporter à une récente publication de l’INSERM qui souligne que ce n’est pas chez les employés d’Orange que l’on relève le nombre le plus élevé de suicides, mais parmi les fonctionnaires de l’Education Nationale : 39 cas pour 100.000 enseignants ! Il s’agit selon cette étude de la population la plus touchée, de peu devant la police, pourtant bien déprimée elle aussi.

Comme le note avec un certain humour (noir) cet instituteur : « avec 25 suicides en 2010, France Telecom en est tout de même à un taux de 28.7 / 100 000 sur le sol français (la moitié de ses employés sont à l’étranger) ! Encore un effort, messieurs les dirigeants, et vos employés seront aussi déprimés que ceux de l’Education Nationale ... »

Sans oublier désormais ceux de l’Université.


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