Les poilus dans un cahier d’école

vendredi 11 novembre 2011 à 11:40, par Cyrano

Un cahier d’école (de ma collection), un cahier de rédactions écrit à l’encre violette (la jeune élève appliquée doit avoir 13 ans environ). Le vendredi 8 octobre 1915, le sujet de rédaction est d’actualité :

Sujet : Les Poilus. illustrer la rédaction.

Les poilus dans un cahier d'école

Pour les ornithorynques disposant d’un écran taille feuille papier-cul, je rajoute la transcription. Le texte souligné par le maître est en italique, les corrections dans les marges ou dans le texte sont [insérées] à la suite immédiate du texte concerné.

Vendredi 8 octobre 1915

Sujet : Les Poilus. Illustrer la rédaction.

Les poilus. Voilà le nom que l’on a donné aux soldats français de la guerre 1914-1915. On les appelle ainsi parce que étant dans l’impossibilité de se faire raser ils laissaient pousser leur barbe et leurs cheveux, mais maintenant cela leur est facile. [ ? ordonné.]

Le Poilu est un soldat plus ou moins grand et fort. Il en est de toutes les armes et de tous les grades. Le Fantassin est coiffé d’un képi rouge, vêtu d’une capote en drap bleu et d’un pantalon rouge ; les jambes serrées dans des molletières, chaussé de souliers résistants. Sur son dos il porte un lourd sac contenant quelques vêtements et des provisions de route. Son fusil est en bandoulière, son ceinturon renferme les cartouches et au coté gauche pend sa baïonnette enfermé dans son fourreau et qu’il ne sort que rarement pour les combats de ce genre.

Le poilu est brave, d’une bravoure qui va quelquefois jusqu’à la témérité. Il est patient, il le prouve bien dans cette guerre des tranchées où il faut rester de longues heures immobiles. Il garde son sang-froid devant le danger. S’il tombe aux mains des allemands il garde la tête haute et il tombe en criant : « Vive la France ! » D’autre part il se montre indulgent et bon envers les vaincus et au lieu d’achever les blessés il les soigne. Il ne se montre pas lâche comme les Allemands, [exagération] il aime mieux mourir que de se rendre, il n’a pas peur de tenir tête à des ennemis trois fois plus nombreux. Enfin il traite bien les prisonniers, il ne les fait pas souffrir comme cela a été le sort de bien des nôtres.

Le Poilu accomplit une œuvre grandiose. D’abord il défend sa Patrie, son foyer, sa femme, ses enfants ; ensuite il combat pour la liberté et la justice en débarassant l’Europe d’une puissance qui était devenu une perpétuelle menace. [B] Donc le Poilu doit en être fier. Aussi il se montre digne de l’œuvre qu’il accomplit. Chaque jour on voit sur les journaux de nouveaux exploit accomplis par nos soldats. Le nombre des héros augmente à tel point qu’on ne les compte plus. Cependant dans les tranchées ils ne sont pas bien à l’aise. Ils ne peuvent pas sortir sous peine d’être vus et de recevoir des balles, il en de même pour y rentrer. Par conséquent ils ne sont pas toujours bien ravitaillés et souffrent quelquefois de la faim. [C’est rare] Ils ne se plaignent pas et continuent à se battre vaillamment. De même ils ne sont pas à l’abri des obus aussi la vie des tranchées n’est pas toujours gaie.

Conclusion. La vie du soldat est sans cesse menacée, donc en se montrant toujours brave il n’a pas peur de la mort. [T. Bien]

L’élève : R... Eugénie

[Note : 6/10 Assez Bien
Des idées, de l’ordre, mais quelques fautes, des incorrections, et du verbiage.
]


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commentaires
Fraîche et joyeuse ! - le plumitif arcandier - 12 novembre 2011 à 07:59

"Dans les tranchées ils ne sont pas bien à l’aise. Ils ne peuvent pas sortir sous peine d’être vus et de recevoir des balles, il en de même pour y rentrer".
Un document exceptionnel !
On dirait que c’est écrit par Vialatte. Je vous laisse méditer là dessus....


et du verbiage - bombix - 11 novembre 2011 à 20:18

Des idées, de l’ordre, mais quelques fautes, des incorrections, et du verbiage.

Par conséquent ils ne sont pas toujours bien ravitaillés et souffrent quelquefois de la faim. [C’est rare]

Non ce n’était pas rare. Giono : « On a faim, on a soif. On voit là-bas un mort couché par terre, pourri et plein de mouches mais encore ceinturé de bidons et de boules de pain passées dans un fil de fer. On attend que le bombardement se calme. On rampe jusqu’à lui. On détache de son corps les boules de pain [...] Le pain est mou. Il faut seulement couper le morceau qui touchait le corps. » C’est extrait encore une fois du magnifique livre de Carine Trevisan. Elle explore cet imaginaire de la mort qui se déploie dans la littérature après 14-18. 14-18, la "grande guerre" : cette guerre matricielle de l’abominable XXème siècle, qui inaugure comme l’a souligné l’historien George L. Mosse la brutalisation des sociétés européennes... Or tandis que l’on fait parler ceux qui ne savent pas, comme cette petite fille dans sa rédaction, ceux qui savent ne parlent pas quand ils reviennent. "Ça" étouffe les paroles (Barbusse) "Ça venait des profondeurs, et c’était arrivé" (Céline) Le vrai témoin, celui-là seul qui aurait le droit de parler, il est mort : "Survivants de tant de morts, la mort était à nos yeux le vrai prix de la guerre et nous qui n’étions pas morts, nous ne l’avions pas payé" (Brice Parain) C’est tout l’intérêt du livre de Trevisan de montrer dans la (bonne) littérature cet effort pour dépasser cet impossible de la parole chez les survivants. Songer aussi à Primo Levi. A l’opposé des monuments aux morts glacés (il y eut après la guerre une véritable industrie du monument aux morts, tous plus hideux les uns que les autres), qui ensevelissent à jamais les morts dans des discours officiels, qui les tuent à nouveau d’une certaine manière — préparant un immense retour du refoulé (*) — la fiction (ou les témoignages autobiographiques), prudente, embarassée, maladroite, lacunaire prépare par une voie oblique et toujours périlleuse la venue aux mots de ce qui est scellé.

By homely gift and hindered Words
The human heart is told
Of Nothing —
"Nothing" is the force
That renovates the World —

Emily Dickinson

Par dons modestes et à demi-mots,
Le cœur humain apprend le rien.
Rien, est la force qui rend le monde neuf.

Un monde à nouveau vivable.

(*) Comme le note Antoine Prost, choisir l’Arc de triomphe comme lieu d’inhumation du Soldat inconnu implique que l’on donne au culte des morts une signification plus patriotique que funéraire, et qu’on atténue par conséquent la force de l’expression du deuil. Le retournement le plus spectaculaire de la perte en gain s’opère dans l’étrange projet conçu par Hitler dès 1925 : ériger au centre de Berlin non un mémorial, un monument du deuil, mais un colossal arc de triomphe où serait gravé dans le granit le nom de chacun des un million huit cent mille soldats allemands tombés au champ d’honneur. Ce monument de pierre dure niant la défaite, et censé défier à jamais l’érosion du temps, fait des morts de 14 le socle paradoxal de la puissance du Führer : « Sans les morts de la Première Guerre mondiale, il n’aurait jamais existé, écrit Canetti [Masse et puissance]. Son intention de les rassembler dans son arc de triomphe témoigne sa reconnaissance de cette vérité [...] Ce qui le possède et qui se manifesta par une vitalité inquiétante, ce sont ces morts. » (souligné par moi) C. Trevisan, op. cité, p. 7. Antoine Prost est l’auteur d’un ouvrage pionnier sur les monuments aux morts.


Post scriptum - bombix - 11 novembre 2011 à  21:20

Cela rend sensible la dimension politique du Spectacle triomphant (pour parler comme Debord) sur la parole humiliée (pour parler comme Ellul). Dernier exemple en date, récent : la très douteuse entreprise Apocalypse, diffusée récemment à la télévision (centrale dans le dispositif). Cf. le commentaire très éclairant de Georges Didi-Huberman. Comme le note Pierre Delvaux, « d’une certaine manière, ce documentaire est le plus beau des hommages à la propagande mise en œuvre essentiellement par Goebbels ». La question est de savoir si la télévision - l’image pour tous - et ses avatars (multimédia, écrans partout) est capable d’autre chose. Question angoissante quand on constate que dans les écoles, la suppression massive des postes de professeurs s’accompagne de l’introduction tout aussi massive de vidéo-projecteurs.

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et du beau verbiage - DD - 14 novembre 2011 à  14:41

Joli poème. Un rien taoïste.

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