Le bruit et l’odeur de 2012
« Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite à la Goutte-d’or où je me promenais avec Alain Juppé il y a trois ou quatre jours, qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15 000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler ! Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien le travailleur français sur le palier devient fou. Et il faut le comprendre, si vous y étiez, vous auriez la même réaction. Et ce n’est pas être raciste que de dire cela. Nous n’avons plus les moyens d’honorer le regroupement familial, et il faut enfin ouvrir le grand débat qui s’impose dans notre pays, qui est un vrai débat moral, pour savoir s’il est naturel que les étrangers puissent bénéficier, au même titre que les Français, d’une solidarité nationale à laquelle ils ne participent pas puisqu’ils ne paient pas d’impôt ».
Telles étaient les paroles de Jacques Chirac lors d’un dîner-débat du RPR [1] le 19 Juin 1991. Oui, c’était il y a 21 ans. On payait encore en francs. C’était avant le 21 Avril 2002. Et avant le 22 Avril 2012.
Histoire récente
Le Front National (FN) est fondé en 1972 mais sa véritable naissance aux yeux des français a lieu en 1983, à Dreux, où le Front National obtient un score de 16% aux élections municipales et cogère la ville avec une majorité RPR-UDF. Entre cet épisode de Dreux et « le bruit et l’odeur » de Chirac en 1991, le FN n’a cessé de voir ses résultats électoraux progresser. Il obtient 10 députés européens en 1984 et même 35 députés à l’Assemblée Nationale en 1986 à la faveur d’un scrutin proportionnel mis en place par François Mitterrand dans l’optique de limiter les dégâts pour le Parti Socialiste (PS) aux élections législatives. Jean-Marie Le Pen, la figure du proue du FN obtient 14,38% de voix aux élections présidentielles de 1988, 15% en 1995 et est enfin qualifié au second tour de la présidentielle le 21 Avril 2002 avec 16,86% des voix au premier tour et 17,79% au second tour soit 5 525 032 voix.
Les relations entre la droite et le FN restent relativement distantes au niveau idéologique jusque dans les années 90. Même si il y a quelques alliances locales, au niveau national, dans le discours et dans les alliances, la droite se tient à l’écart du Front National. L’épisode du « bruit et l’odeur » est la preuve du début de l’influence idéologique du FN sur la droite. Cette influence ne va cesser d’augmenter à mesure des bons résultats électoraux du FN. Le parti d’extrême droite s’appuie bien entendu déjà sur la crise économique, sur la montée du chômage pour dénoncer l’immigration et les immigrés ainsi, on l’a oublié, que la corruption au sein des quatre grands partis RPR, UDF, PS et PC.
C’est en 1998, aux élections régionales que pour la première fois, des présidents de conseils régionaux de droite (UDF) minoritaires sans le Front National, sont élus, temporairement, avec les voix du Front National. Jacques Chirac est président de la République depuis 1995. La récupération des thèmes du FN national prend peu à peu de l’ampleur à droite... jusqu’au « séisme » du 21 Avril 2002, où Jean-Marie Le Pen se qualifie pour le second tour.
Sarkozy, un tournant dans la relation entre la droite et le FN
Chirac est élu très largement en 2002 face à Jean-Marie Le Pen. Mais l’ambitieux Sarkozy a compris, dès cet instant, que la droite ne pourrait plus faire sans le Front National. Dans son rôle de ministre de l’intérieur, il va multiplier les récupérations des thèmes du FN jusqu’à son élection comme Président de la République en 2007 où il siphonne littéralement les voix du FN mettant Jean-Marie Le Pen, à un taux de 10.44%, le plus bas depuis 1974 où il n’avait représenté que 0.75% des voix. De 2002 à 2012, on assiste à la montée en puissance des thèmes du FN au sein de la droite dite républicaine. Et c’est Nicolas Sarkozy avec sa logique de droite décomplexée qui est le principal architecte de cette banalisation des thèmes du FN. Aujourd’hui, un grand nombre d’anciens du FN sont membres de l’UMP. Un des principaux conseillers de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson, est même un ex-idéologue d’extrême-droite. On peut le dire, Nicolas Sarkozy est le principal promoteur des idées du Front National. Il fait pire que Mitterrand qui, lui, à la faveur de calculs électoraux, avait favorisé l’essor du FN dans les années 1980, mais toujours en combattant ses idées. Ce que Nicolas Sarkozy ne fait vraiment plus.
L’entre-deux tours de 2012, le sommet de l’horreur
Sarkozy a gagné en 2007 sur les idées du FN. Mais suite à un quinquennat catastrophique, les électeurs du FN sont retournés au bercail. Pire, après 10 ans de récupération, le FN est devenu présentable pour la majorité des électeurs de droite. L’arrivée de Marine Le Pen a permis de normaliser le FN. Le rapprochement entre FN, qui devient moins extrême en apparence et l’UMP qui se droitise de façon importante, est évident. L’entre-deux tours de 2012 est, à ce niveau, tout bonnement sidérant. Cela ne semble pas choquer à droite. Pourtant, il y a de quoi. Les limites ont été franchies depuis bien longtemps...le discours de Grenoble sur les Roms de Nicolas Sarkozy a été, à ce niveau, édifiant.
Les électeurs du FN, des victimes ?
On a eu droit à toutes les études sur les électeurs du FN. Une chose est certaine, le vote FN s’est déplacé en partie des villes aux campagnes. Et qu’est ce qui pousse les électeurs à voter pour le FN ? Le prix de l’essence trop chère, la peur que leur village soit touché par l’immigration, la peur que leur mode de vie soit impacté par cette même immigration, le rejet de l’Europe. Globalement, la peur de l’autre est un moteur. L’autre, souvent l’étranger, ne travaille pas, profite des prestations sociales, bref, est un assisté. Pendant que l’électeur du FN, lui travaille dur... évidemment ! Ou bien au contraire, l’électeur FN ne trouve pas de boulot à cause de ces fameux étrangers qui lui piquent son boulot. Quoi qu’il en soit, l’autre a tort. En tout cas, on le voit, la justification du vote FN n’a pas vraiment évolué depuis le discours de Chirac en 1991.
Alors, l’électeur FN est-il une victime de la crise économique et de la mondialisation ? C’est la thèse qui semble prévaloir dans les milieux politiques. Pourtant, à bien y regarder, c’est loin d’être le cas. L’électeur FN est déjà victime de sa paresse intellectuelle et même, bien souvent, de son niveau culturel. Quoi de plus simple que de trouver des boucs émissaires ? Il serait intéressant de savoir combien, parmi les électeurs du FN, ont lu le programme de Marine Le Pen... En réalité, beaucoup d’électeurs du FN sont dans une situation relativement confortable, beaucoup sont retraités et ne sont plus liés aux difficultés du monde du travail. Ce sont tout simplement des réactionnaires qui veulent surtout que rien ne change pour eux et pour leurs enfants. La peur est leur moteur. La peur d’un peu tout et n’importe quoi. A n’en pas douter, la télévision est un moteur non négligeable de la généralisation des peurs de toutes sortes.
Vers une fusion FN-UMP-NC ?
Si François Hollande est élu Président de la République le 6 Mai au soir, on s’attend à une recomposition de la droite. Une partie de l’UMP (la droite populaire) y est prête et est favorable à un rapprochement avec le FN. Dans ces conditions, il devrait y avoir des défections au sein de l’UMP et du Nouveau Centre (NC). Mais, à bien y regarder, cela fait longtemps qu’au niveau des militants, la proximité idéologique entre FN et UMP est forte. Il suffit, pour s’en persuader, d’écouter les militants UMP du Cher ou d’ailleurs parler... sans savoir, il est souvent difficile de différencier un militant UMP d’un militant FN. Et ce n’est pas nouveau. Dès les années 1990, quand dans le Cher, on entendait parler certains responsables de l’UMP (ou du RPR à l’époque), on n’avait pas franchement l’impression d’avoir à faire à des responsables locaux de la droite républicaine...
Que faire pour éviter le pire ?
François Hollande, si il est élu, est condamné à réussir. Car sinon, au rythme où vont les choses, il y a fort à parier que les idées du FN et de la droite extrême dirigeront la France en 2017 [2]. Mais il faudra être attentif dès les législatives de 2012. La panique aidant, le sauvetage des postes de députés UMP risque de générer le pire. Pour les citoyens français, il faudra certainement à l’avenir bien plus d’engagement qu’actuellement, si l’on ne veut pas que la majorité des français ne cède aux pires thèses de l’extrême droite. Expliquer, dialoguer, faire-savoir seront certainement des moyens de rendre une France plus respirable, plus ouverte, moins anxieuse. Le bruit des 6,5 millions d’électeurs du FN et l’odeur des thèses extrémistes de 2012 doivent nous pousser à ne pas abdiquer et à s’entêter à rendre notre pays meilleur, chacun avec ses moyens et à son petit niveau.