100 ans pile-poilu (3 et fin), La guerre 14-18 à Argenton-sur-Creuse : Allez les Bleus !

vendredi 16 octobre 2015 à 04:30, par Cyrano

Après les rédactions sur Le Poilu puis sur Le Généralissime, voici la troisième rédaction d’un cahier en 1915 sur le cri de Vive la France ! - Allez les bleus horizon !

100 ans pile-poilu (3 et fin), La guerre 14-18 à Argenton-sur-Creuse : (...)

J’aurais bien aimé être petite souris et entendre ce qui se disait à la récré, à l’école d’Argenton ou d’ailleurs – ou alors pouvoir lire les autres cahiers de rédaction sur les sujets proposés.

On se contentera de la belle écriture du cahier de rédactions d’Eugénie. Après deux rédactions sur la guerre, en octobre 1915, l’instit’ a proposé des sujets plus classiques et plus rigolards (décrivez votre cimetière, etc.) mais en avril 1916, on y revient, à cette saloperie de guerre.

Allez, Eugénie, courage, applique toi bien. Voyons voir ce que ça donne... On remarque que toutes les fautes d’orthographe ne sont pas forcément corrigées.

Aie-aie-aie ! L’appréciation est douloureuse :
Vous n’avez pas bien compris votre sujet
Note : 4/10

Et vous, si vous n’avez pas tout bien lu, tout compris, voici la transcription :

Mercredi 12 avril 1916
Sujet : Quelles idées et quels sentiments vous paraissent renfermé dans ce cri si actuel : « Vive la France ! »

Développement

Ce cri si actuel : « Vive la France » est mis pour cette phrase : Je désire que la France vive.

Cette phrase renferme de nobles idées et de nobles sentiments. Il n’est pas rare dans la guerre actuelle que l’on entende une personne crier : « Vive la France ! » Mais c’est surtout sur le front que l’on pourrait voir les soldats monter à l’assaut et mourir en criant : « Vive la France ! » Leur cri sort instinctivement de leur bouche. Ils veulent que la France vive. Et ils se laissent tuer pour elle, afin qu’elle ai la victoire finale, qu’elle écrase son ennemie éternelle, l’Allemagne. Car ce n’est pas d’aujourd’hui que nous la combattons. Dans les âges les plus reculés nos ancêtres les Gaulois l’avaient combattue, alors qu’elle s’appelait la Germanie. Et pendant toute notre histoire il y a de nouvelles luttes avec la Prusse, notamment pendant la Révolution et le premier Empire. Donc il faudra bien arriver à l’écraser définitivement afin que cette ambitieuse puissance ne puisse plus faire de mal, ce que tous les bons Français désirent de tout leur cœur. Ils voudraient que la France reprenne sa vie d’autrefois, qu’elle soit à nouveau florissante et prospère, que son commerce et son industrie reprennent avec plus d’entrain, alors le travail recommencerait et chaque ouvrier serait heureux, dans sa famille, en cultivant son petit jardin dans cette douce France qui est bien la plus fortunée de toutes, la terre promise. Ainsi la France vivrait heureuse car elle serait sûre d’avoir accompli son devoir de libération, de plus elle aurait montré que les glorieuses traditions de ses ancêtres ne seraient pas perdu et que ses enfants d’aujourd’hui les ont révélé avec encore plus de grandeur et que les combats de l’antiquité qu’on trouvait si beau ne sont rien à coté de ceux d’aujourd’hui.

Lorsqu’on entendra ce cri « Vive la France » nous penserons à tous les nobles sentiments dont il est l’abrégé.

Impressionnant, ce réflexe pavlovien des Poilus qui meurent en criant Vive la France ! et que surtout « Leur cri sort instinctivement de leur bouche ». Le jeune homme a les tripes qui lui sortent du ventre, mais restons classe, il met tout ça dans sa musette et tombe dans la boue en criant ’ive la ’rance ! Argh... C’est beau ! Mais comme notre élève Eugénie assimile carrément la France à « la terre promise », alors, évidemment, tout est possible. Comme me le faisait remarquer un ami, la rédaction plairait à Jean-Luc Mélenchon, puisque la jeune Eugénie dénonce notre éternelle ennemie : L’Allemagne qu’il faudra bien « arriver à l’écraser définitivement. » Oups, ça rigole pas à c’t’âge-là, elle aurait fait une bonne Madelon pour un Bataillon Scolaire, puisque on avait même fait marcher les élèves au pas pour bien les préparer à l’abattoir à venir (au Musée de l’Ecole, à Bourges, on a encore les petits fusils de bois qu’utilisaient nos futurs pioupious pour jouer à la guerre).

Avec ces trois rédactions sur Le Poilu puis sur Le Généralissime, et celle sur Vive la France, on a une certaine idée de ce qui pouvait se colporter en France sur cette guerre. Mais au fait, que racontaient les livres d’école, ces livres que l’élève Eugénie pouvait avoir entre les mains ?

Dans l’article sur Le poilu, on a vu une épreuve du Certificat d’Etudes Primaires de 1889 vitupérant ceux qui tentaient de se défiler du service militaire. Les livres d’école entretenaient évidemment fermement l’idée de Patrie et de la France qu’est la meilleure mais les livres d’Histoire de France pour l’école primaire étaient plus sournois pour parler de l’Allemagne - qui nous avait volé l’Alsace et un morceau de Lorraine avec le traité de Francfort. Jamais, bien sûr, il n’est dit explicitement (du moins dans mes livres) que la France va aller foutre sur la gueule à l’Allemagne pour récupérer l’Alsace et la Lorraine, mais l’idée que la situation ne peut pas durer ainsi rôde sans arrêt - et tous les livres justifient l’infernale course aux armements et le budget qui en découle.

Voici un livre de 1912, un livre d’Histoire de France pour le cours Moyen, le fameux Lavisse. On nous dépeint la situation faite aux Alsaciens et Lorrains en un tableau effrayant, bien propre à attiser la compassion et la colère :
« Les enfants [Alsaciens et Lorrains] n’ont pas oublié la France. Elle est toujours la patrie de leur coeur. Les Allemands les tourmentent de toutes les façons. Ils ne veulent pas même qu’ils parlent le français en Alsace. [...] Les Allemands défendent même qu’on écrive des noms français sur les tombes. Dans les écoles et les collèges, les instituteurs et les professeurs disent des choses méchantes et mensongères sur la France. [...] Les Allemands obligent les Alsaciens et les Lorrains à servir dans l’armée allemande. [...] S’il y avait la guerre, il y aurait des frères forcés de combattre les uns contre les autres. C’est une chose abominable.
Il faut que les français se souviennent de l’Alsace et de la Lorraine [...]. C’est un grand devoir national.
 »
Plus loin, dans le livre, On trouve le chapitre Le devoir patriotique. On y décrit la Triple-Alliance et la Triple-Entente, et on peut lire : « La Triple alliance et la Triple entente disent toutes les deux qu’elle veulent maintenir la paix. Cela n’empêche qu’elles dépensent des milliards pour accroître leurs forces militaires. C’est ce qu’on appelle la paix armée. » Et juste en dessous, on trouve cette belle formule... : « La guerre n’est pas probable ; mais elle est possible. » Nous sommes en 1912.
Cette paix armée, dans un autre livre (1912), elle est intitulée la paix rongeante, et on précise que « Tout en détestant la guerre, il est donc nécessaire d’être toujours prêt à la faire. »

Dans un autre livre (pour le cours élémentaire), je peux lire (l’édition est de 1886) : « Il y a une chose que la France n’a pas encore faite [...]. Cette chose, chacun de nous se le dit tout bas et la désire : c’est faire rentrer nos frères d’Alsace et de la Lorraine dans la grande famille française. Mais ayons patience, l’heure sonnera où le droit rétablira ce que la force a brisé. » Le droit, c’est un mot récurrent, l’Alsace et la Lorraine nous appartiennent de droit. En 1916, il va paraître en 3 gros volumes une histoire des deux premières années de la guerre, [Histoire Illustrée de la Guerre du Droit. Une guerre pour rétablir le droit. Des que la guerre fut entamée, on pouvait sans vergogne enfin le dire, l’occasion était trop belle. Bécassine reparait en 1916, un volume Bécassine pendant la guerre. Sur la couverture, on la voit avec petits alsacien et alsacienne et le volume se termine par la libération d’un bout de patelin dans le sud de l’Alsace.

Peut-être Eugénie avait-elle un livre intitulé Notions d’Education Civique à l’Usage des Jeunes Filles, édité en 1884 ? Ici aussi, la patrie, encore, ad nauseam : « Les soldats, c’est-à-dire tous les hommes en état de porter les armes, lui doivent le sacrifice de leur sang. Nous lui devons, nous autres femmes, de les encourager et de leur montrer que plus ils seront braves, plus nous les aimerons et nous les respecterons. » – ou comment éduquer de futures veuves.

Les femmes aussi embouchent la trompette pour la patrie : le célèbre Le Tour de France par deux enfants, première édition en 1877, est sous-titré Devoir et Patrie. C’est un certain G. Bruno qui en est l’auteur, c’est à dire en fait une dame Augustine Fouillée qui va aussi écrire 10 ans plus tard Les enfants de Marcel, un livre de lecture courante qui n’oublie pas de vanter les bataillons scolaires. Et c’est aussi une femme qui va écrire un livre, paru en 1884, des petites histoires pour faire pleurer les chaumières, Enfants d’Alsace et de Lorraine par mademoiselle Carpentier. Personne ne pouvait oublier. Ce sera aussi le motif de guerre qui masquera les autres motifs : virer l’Allemagne de l’Afrique ou je ne sais quoi.

La guerre était loin d’Argenton-sur-Creuse. Dans la petite ville, on ne pouvait pas savoir qu’en décembre 1914, sur divers points du front, les soldats avaient fraternisé, et avaient même joué au football. A 25 km de Lille, à Warneton, en Belgique, une croix rappelle ce moment, chemin de la Hutte. Juste à coté, quelques petits cimetières militaires ou moururent ceux qui se battaient pour le bois de Warneton, un bosquet, rien. Le jeune R. Barnett qui avait juste 2 ou 3 ans de plus qu’Eugénie est venu y mourir, à des centaines de kilomètres de chez lui, en décembre 1914. Même pas le temps de jouer au ballon avec les prussiens. On conclut là-dessus ?


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commentaires
100 ans pile-poilu (3 et fin), La guerre 14-18 à Argenton-sur-Creuse : Allez les Bleus ! - Cyrano - 17 octobre 2015 à 09:58

Je ne sais pas si la dernière image est bien lisible par chaque écran d’ordi - ou de smartphone !...
Cette dernière image de l’article représente donc la tombe d’une jeune mort à 15 ans sur le champ de bataille, dans un coin perdu de Belgique :

5509 Rifleman
R. Barnett
The Rifle Brigade
19th december 1914 - Age 15

15 ans !...