EDITORIAL NOVEMBRE 1999

Réalisme sauvage.

lundi 1er novembre 1999 à 00:00, par Charles-Henry Sadien

Connaissez-vous les lemmings ? Je ne vous parle pas ce ces charmants petits mammifères vivant dans les terriers de Scandinavie, mais de ces personnages de jeu vidéo qui grouillent dans tout les sens et que le joueur doit faire passer d’un point à un autre de l’écran en faisant le moins de victimes possible. A mesure que le jeu avance, la difficulté s’accroît et il faut sacrifier de plus en plus de lemmings afin que quelques un puissent s’en sortir vivant.

Nous voici désormais à l’époque bénie du réalisme sauvage où l’on ne fait pas recette sans casser des gueux.
Réalisme, lorsqu’il s’agit de prendre des pincettes pour parler de Droits de l’Homme à un dictateur ou à un islamiste modéré (!), parce qu’il ne faut pas choquer ces âmes pures avec des termes comme « liberté d’expression », « démocratie » ou « droits de l’homme ». Elles sont fragiles ces petites bêtes !

Réalisme sauvage.

Réalisme encore lorsqu’il est question de recueillir les dollars par valises entières, parce que l’argent n’a pas d’odeur. Réalisme toujours, lorsque dans le pays des droits de l’homme, on réprime sévèrement leurs plus fervents défenseurs. Réalisme qui se cache sous la notion de « raison d’Etat ».
Réalisme lorsque la décision est prise de ne rien faire en Tchétchénie, parce que l’agresseur est un pays puissant avec qui il ne faut surtout pas se froisser. Réalisme qui fait qu’il vaut mieux être un dirigeant sanguinaire dans un grand pays riche que dans un petit pays pauvre. L’application des droits de l’homme à deux vitesse. « Selon que vous serez puissant ou misérable », dit le poète...vous connaissez la suite.

Réalisme enfin, lorsqu’à Bourges des commerçants se regroupent pour demander que les mendiants soient enfermés ou éloignés et qu’un membre de la majorité municipale, adjoint chargé de l’action sociale de surcroît fait de la surenchère s’exprimant en des termes intolérables de la part d’un responsable politique, pour réclamer une « tolérance zéro » qui, comme l’explique très bien David Carzon du « BR » consiste « à mettre tous les zonards en prison ou à les déplacer en périphérie de la ville pour cacher cette misère et attirer les touristes ». Soyons réalistes voyons ! Les commerçant ont un chiffre d’affaire à maintenir, et les élus ont des élections à gagner !

Que ne ferait-on pas au nom du réalisme ?
Après l’utopie qui enferme qui torture et qui tue, voici venir à la rescousse les lois immuables du réalisme sauvage qui aboutissent aux mêmes effets.
Dictateur, président, monarque de droit divin, empereur, gourou, chef de tribu...toute la différence ne serait-elle pas dans l’art de présenter les choses ?
S’il en est ainsi, alors je revendique sans crainte la part de rêve et de naïveté, vestige du plus profond de mon enfance, que l’ordre économique et social au nom du...réalisme voudrait que j’inhibe à jamais.

Quand le réalisme nous amène à des actes d’inconscience, nous pousse à fermer les yeux et à renier nos propres valeurs, alors il faut avoir le courage de dire non. Pour rester fidèle à soi-même. Même si cela a pour effet de passer à côté d’un gros contrat, même si cela jette un froid diplomatique, et même si cela dans le fond n’empêchera pas la tyrannie et l’oppression d’un peuple par un régime abjecte.
Faire n’importe quoi parce que cela correspond à une réalité du moment n’est pas acceptable. Voir des responsables politiques se prostituer et vendre pour quelques milliards l’âme de leur pays à des personnes qui ont le sang de leur peuple sur les mains, est intolérable.