Tout devient possible ?

1 - Immigration, tests génétiques... : les « vrais problèmes » de l’amendement Mariani
jeudi 27 septembre 2007 à 20:23, par clarinette

Jeudi 20 septembre 2007 : dans le cadre de la discussion du projet de loi relatif à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile, les députés adoptent par 91 voix contre 45 l’amendement n°36 présenté par le député Thierry Mariani (UMP), et autorisent donc, à titre expérimental jusqu’au 31 décembre 2010, le recours aux tests ADN pour un étranger candidat au regroupement familial qui souhaite apporter une preuve de sa filiation, s’il est originaire d’un pays "dans lequel l’état civil présente des carences" et "en cas d’inexistence de l’acte d’état civil" ou d’un "doute sérieux" sur son authenticité" [1].
Les principales mesures de la loi avaient été annoncées en juillet. Comme si celles-ci choquaient déjà moins nos consciences anesthésiées, en septembre la levée de boucliers s’est focalisée sur ce nouvel amendement [2]...avec raison, sans doute.

Mais d’où sort cet amendement ?
A quel problème est-il censé remédier ?
Quels vrais problèmes soulève t-il ?

Le véritable objet de l’amendement

On savait depuis plusieurs mois que la loi annoncée par M. Hortefeux allait durcir les conditions de regroupement familial, dans le but le « maîtriser » l’immigration (seuil de revenus minimum, pratique de la langue française...), on savait que la loi allait officialiser le changement de tutelle de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), passant du Ministère des Affaires Etrangères au nouveau Ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement (voir à ce sujet mon article du 21 juin dernier « Les mots sont importants »)...
Mais la loi, telle qu’elle avait été présentée au Conseil des Ministres du 4 juillet 2007, ne comportait aucune allusion aux tests génétiques [3].

C’est dans un rapport du 27 juin 2007, rédigé par le sénateur Adrien Gouteyron, sur le problème de la délivrance des visas, qu’apparaît presque mot pour mot, ce qui deviendra l’amendement n°36 : « les vérifications d’état-civil ralentissent nécessairement les procédures de regroupement familial, ce qui peut porter atteinte, lorsque les demandeurs sont de bonne foi, à leur droit à mener une vie familiale normale (...) Les délais pourraient être raccourcis par des expertises sur la base de tests ADN, ou des recherches menées par des avocats, à la demande et à la charge des demandeurs. » [4]

Si le texte de l’amendement peut paraître en lui-même assez anodin (nulle part on ne parle de « droit nouveau », par exemple) : « les agents diplomatiques ou consulaires peuvent, en cas de doute sérieux sur l’authenticité ou d’inexistence de l’acte d’état civil, proposer au demandeur d’un visa pour un séjour d’une durée supérieure à trois mois d’exercer, à ses frais, la faculté de solliciter la comparaison de ses empreintes génétiques aux fins de vérification d’une filiation biologique déclarée avec au moins l’un des deux parents » [5], la référence au rapport Gouteyron est explicitement faite dans l’exposé des motifs. On peut donc légitimement comprendre que ce texte a pour objet de raccourcir les délais administratifs afin d’accélérer les procédures de regroupement familial, et de protéger le « droit à mener une vie familiale normale » pour tous...
Mais qui est dupe ? En réalité n’importe qui sait bien que la mesure envisagée n’a d’autre objectif que de limiter encore une fois les regroupements, et de lutter contre les différentes forme d’immigration.
Comment cela est-il amené ?

Le « vrai problème » de la fraude documentaire...

Il existerait en effet un « vrai problème », dévoilé par le député Thierry Mariani, dès l’ouverture de la séance de discussion du 19 septembre à l’Assemblée Nationale : « l’amendement n° 36, dont beaucoup de gens ont parlé, sans même parfois se donner la peine de le lire, répond à un vrai problème : la fraude documentaire ».
De quoi s’agit-il ? Qui a entendu parler de ce « vrai problème » qui surgit aujourd’hui, et qui va motiver des dispositions exceptionnelles et choquantes, y compris par rapport au Code Civil ?
L’expression « fraude documentaire » apparaît là encore sous la plume du sénateur Gouteyron [6] qui évoque la « déliquescence des administrations », notamment dans des pays tels que « le Sénégal, la Côte d’Ivoire, les deux Congo, le Togo, Madagascar ou les Comores » où « 30 % à 80 % des actes vérifiés sont frauduleux », et dénonce les interventions locales, pressions, corruption d’agents qu’il a constatées notamment dans les pays africains.

Ce n’est pas chez nous que des choses pareilles se produiraient... Bien au contraire, l’incurie de ces administrations sous-développées impose aux fonctionnaires français une charge de travail supplémentaire : « les vérifications d’état-civil ralentissent nécessairement les procédures de regroupement familial », « La vérification systématique des documents est particulièrement chronophage » [7]. De plus, cette situation pénalise les demandeurs qui sont dans l’attente : le travail de vérification ralentit les procédures de délivrance des visas, et donc le regroupement familial, et risque même de provoquer le rejet systématique des demandes ! On est heureux de sentir le souci du politique pour la souffrance des familles séparées...
Ce serait donc avant tout pour préserver le droit des demandeurs, que l’amendement propose (dans l’exposé sommaire des motifs) « de permettre au demandeur d’un visa la faculté de solliciter la comparaison, à ses frais, de ses empreintes génétiques ou de celles de son conjoint avec celles des enfants mineurs visés par la demande de regroupement familial. » [8]. On voudrait ne pas douter d’une telle générosité.

Incohérences et double langage

La fraude nous oblige à prendre des mesures : c’est à cause des tricheurs, que nous sommes contraints à la défiance générale... Dans le même temps, on se pare de quelques nobles intentions [9]...
Trois exemples de ce double langage :

Dans le cadre du co-déloppement (intitulé ministériel ronflant pour une quasi absence de contenu), la France va aider les administrations sous-développées à s’améliorer. B. Hortefeux l’affirme, comme un geste de pure générosité : « la France aide un certain nombre de ces pays,…à améliorer leurs services de l’état civil. ». Le Sénateur Gouteyron a, lui, la franchise de reconnaître qu’« il est aujourd’hui dans l’intérêt de la France de mener une action de soutien aux états civils africains, par la formation, mais aussi par la mise à disposition de moyens significatifs. Un état-civil bien tenu évite la fraude et évite du travail aux agents de nos consulats » [10]

Ce faisant, on soulage les fonctionnaires français débordés par le travail de vérification des dossiers mal faits par les pays d’origine « à l’état civil défaillant » (T. Mariani). En effet, actuellement, « les personnels de l’administration consulaire passent leur temps à vérifier et revérifier » (T. Mariani). Là encore, pas de pure générosité... (on sait ce que pense M. Sarkozy du travail des fonctionnaires) ; le sénateur Gouteyron, lui, va jusqu’au bout de sa démarche, et estime immédiatement quelles économies ou redéploiement de personnel seront possibles grâce à l’indispensable nouvelle « culture commune de travail aux administrations en relation avec les flux migratoires » [11]

Enfin, les nouvelles dispositions vont rendre service aux familles déchirées, en leur proposant un « droit nouveau » [12] : celui de prouver leur lien de parenté par un test ADN. Ce droit ne concerne évidemment que certaines familles, dont le lien de parenté peut se définir par l’identité génétique. Alors de quoi parle t-on ? Comment un « droit nouveau » pourrait-il ne concerner qu’une catégorie de personnes ? Si c’est le cas, il faut appeler cela un avantage, ou même une injustice.
Mettons. Peut-être faudrait-il admettre cet avantage offert à des gens en souffrance, puisqu’on nous assure que les autres, « ceux qui ne fraudent pas et qui ne veulent pas faire ces tests, ils recevront une réponse favorable au bout d’un certain temps » (Thierry Mariani) ? Ce serait donc « un outil supplémentaire que nous leur donnons pour constituer leur dossier et pour venir ainsi plus rapidement chez nous », dit la députée Nadine Morano (UMP), « un droit supplémentaire, une possibilité supplémentaire, une liberté supplémentaire », reprend, dithyrambique, le député Thierry Mariani... Que c’est beau... Comment s’élever contre une telle proposition ?

Les mots pourraient nous alerter : on identifie « droit » et « outil »... Un outil est référé à une fin, fonctionnel : soi-disant il s’agirait ici de favoriser une bonne instruction des dossiers, de gagner du temps... En fait on sait qu’il s’agit simplement d’un outil de contrôle et de réduction du regroupement familial, qui permet en outre de créer des divisions, de monter les gens les uns contre les autres, au sein même d’une même réalité.
Ce pseudo « droit » n’est qu’une injustice, et un pseudo privilège pour ceux qui paieront en espérant un examen plus rapide (ou plus indulgent ?) de leur dossier. Il brouille les cartes, et complique les situations à l’extrême, sans parler des graves incohérences juridiques ouvertes par cette mesure [13] : quid d’une famille adoptive ? quid des coutumes, souvent légales dans les pays africains, de considérer comme ses propres enfants, les enfants de sa soeur devenue veuve ? Quid d’un test qui ne donnerait pas la preuve escomptée ? Quid d’une mère qui encourrait alors d’être répudiée ou lapidée ? Quid des pays où aucun laboratoire ne peut réaliser les tests ? Quid des arnaques au test ?...

Qui a un « vrai problème » ?

Comment le discours public des élus qui soutiennent le projet peut-il être aussi hypocrite et mensonger ? On voudrait nous faire croire que tout le « problème » vient d’ailleurs, de l’étranger : administrations incapables ou malhonnêtes, étrangers fraudeurs qui s’inventent des enfants pour les faire venir et profiter des allocations familiales et autres RMI.
On voudrait nous faire croire que la tricherie des uns pénalise les autres... et opposer des « bons » étrangers reconnaissables à leurs empreintes génétiques, à des « mauvais » étrangers qui sont sans doute tricheurs... Et par dessus le marché on nous fait croire qu’une empreinte génétique représentera une garantie d’honnêteté... Enfin on ose présenter cette proposition comme une chance, une liberté offerte généreusement aux étrangers souhaitant entrer dans notre pays !
Le tout dans une confusion soigneusement entretenue...
Encore une fois, en fait de politique publique, s’établit une réglementation discriminante, fondée sur la méfiance a priori, et qui oppose des personnes les unes aux autres, au lieu de réunir et fonder en droit une communauté humaine.
Tout comme la mystérieuse « identité nationale » doit fonctionner comme critère de tri, de sélection des étrangers qui sont dignes d’être intégrés (cf mon post du 21/06/07), l’identité génétique est présentée aujourd’hui comme la solution pour repérer les « vraies » familles, celles qui sont dignes d’être regroupées. Au mépris des dispositions du Code Civil sur le droit familial, et sur la pratique des test génétiques [14].
Le « vrai problème » est bien chez nous, dans l’hypocrisie et l’incroyable culot de ce type de mesure caricaturale.

"Insécurité juridique"

Il semble bien, finalement, que tout peut être dit [15], que tout peut être fait...
Tout devient possible ?

Au bout du compte, on peut se demander si le plus grave de l’affaire réside dans le caractère discriminatoire de la mesure elle-même (le député Vert Noël Mamère parle même d’« une nouvelle forme d’apartheid » [16]), ou plus largement dans le mépris affiché pour le droit, les traditions républicaines et les textes juridiques de notre pays, ...tout ce qui constitue le travail et la réalité démocratique dans toute sa noblesse [17].
Oserons-nous faire référence au concept de « sécurité juridique », « enjeu pour l’Etat de droit » [18] qui impose à la loi d’être claire, intelligible, prévisible ? Cette fois se développe dans notre pays, depuis les beaux quartiers, l’« insécurité juridique ».

Mercredi 26 septembre : "La commission des Lois du Sénat a supprimé l’article du projet de loi sur la maîtrise de l’immigration prévoyant la possibilité de recourir à des tests génétiques dans le cadre du regroupement familial." (voir la dépêche du Monde).
Pourtant rien n’est encore joué, le texte devant être examiné par le Sénat à partir du 2 octobre. A suivre...

[4voir le rapport

[5à lire ici rubrique « amendements déposés sur le texte n°57 », puis p.15

[8voir l’exposé des motifs, amendement n°36

[9On serait presque ému à entendre le généreux T. Mariani : « Ces défaillances d’État pénalisent les demandeurs de bonne foi. Dans certains cas, la situation de ces personnes est réellement dramatique. Je pense aux réfugiés politiques, dont la famille est bien souvent dans l’incapacité de prouver le lien de parenté avec le réfugié »

[12l’expression est du député Thierry Mariani, mais ne figure pas dans le texte de l’amendement qui parle juste de « permettre au demandeur d’un visa la faculté de solliciter la comparaison, à ses frais, de ses empreintes génétiques ou de celles de son conjoint avec celles des enfants mineurs visés par la demande de regroupement familial », voirici

[13notamment par rapport au Code civil : « l’étude génétique des caractéristiques d’une personne ne peut être entreprise qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique » (article 16), par rapport aux lois sur la bioéthique de 1994 et 2004, etc. Voir par exemple une analyse ici

[14Ces dispositions ont été rappelées par Manuel Valls (PS) pendant la discussion à l’Assemblée : « Le code civil prévoit que « l’examen des caractéristiques génétiques d’une personne ne peut être entrepris qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique. » Il ajoute que « le consentement exprès de la personne doit être recueilli par écrit préalablement à la réalisation de l’examen, après qu’elle a été dûment informée de sa nature et de sa finalité. Le consentement mentionne la finalité de l’examen. Il est révocable sans forme et à tout moment. » De plus, « l’identification d’une personne par ses empreintes génétiques ne peut être recherchée que dans le cadre de mesures d’enquête ou d’instruction diligentée lors d’une procédure judiciaire ou à des fins médicales ou de recherche scientifique ou d’identification d’un militaire décédé à l’occasion d’une opération conduite par les forces armées ou les formations rattachées ». L’adoption de l’amendement de M. Mariani signifierait donc que nous assimilons l’immigré à un malade ou à un délinquant »

[15Tout ou n’importe quoi... Un exemple de simplification affligeante : « Il s’agit seulement de recourir à la science pour lever les doutes qui pèsent sur l’état civil d’un pays » (Richard Mallié, député UMP)

[16« De fait, nulle famille française ne peut être soumise à de tels tests. Or voilà que vous prétendez l’imposer aux familles immigrées qui veulent se regrouper. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une nouvelle forme d’apartheid et de ségrégation entre ceux qui peuvent vivre chez nous normalement et ceux sur qui pèse un soupçon permanent »

[17A cet égard, à titre de maigre consolation, lire ici les fortes interventions des députés (pas toujours de gauche d’ailleurs...) contre l’amendement

[18sur ce concept, voir ici voir aussi Wikipedia ou sur le site du Conseil Constitutionnel