Il fut un temps où les communistes citaient Marx. Aujourd’hui, signe des temps, ils préfèrent citer l’Abbé Pierre. Ainsi, Yannick Bedin termine ses voeux pour 2008 avec une phrase de l’Abbé Pierre, qui dit en substance qu’une civilisation qui sert d’abord les puissants court au suicide. D’abord, c’est contestable : il y eut et il reste des civilisations inégalitaires, voire esclavagistes, prospères. Ensuite, s’il existe un système apte à surmonter ses contradictions, c’est bien le capitalisme. Il est détestable naturellement. Mais peut-être d’abord parce qu’il s’arrange assez bien avec l’injustice qu’il sait à merveille développer et faire durer.
La gauche radicale en France est moribonde. Le fait qu’un communiste ponctue ses voeux en citant un ecclésiastique, aussi sympathique fut-il, est le signe inquiétant d’un effacement des repères idéologiques et politiques. L’Abbé Pierre était sans doute un homme bon, un homme engagé, mais c’était un curé. Les curés ne sont pas des révolutionnaires car ils promettent le salut, mais pour l’au-delà. Le programme des curés, c’est la charité. Cela fait très bien l’affaire du capitalisme. Pour preuve, les yeux doux de Sarkozy à l’Eglise catholique, et son discours sur « les valeurs chrétiennes », comme si la laïcité était impuissante sur le terrain éthique. Car dans un système qui produit de l’inégalité et de l’injustice, le recours à la charité est un bon expédient. On mise sur les initiatives privées pour compenser et masquer les dysfonctionnements les plus graves du système.
Ce que les pauvres et les exclus exigent, ce n’est pas la charité. Ce qu’ils veulent, c’est la justice [1] .« Je hais la charité parce qu’elle retarde la justice » disait Albert Camus. Et pourtant, il ne figurait pas parmi les penseurs les plus radicaux.
Drôle d’époque que la nôtre, où il faut rappeler ces vérités élémentaires à ceux qui devraient, par leurs orientations philosophiques et leur engagement, en être traversés. Il ne suffit pas de lutter pour le progrès social et contre la misère. Il faut avoir une conscience claire de son origine. L’enfer de la gauche est pavé de bonnes intentions confusionnistes.
[1] Dans un petit texte sainement caustique, Roland Barthes soulignait que, dans le cas de l’Abbé Pierre, on se contentait d’ailleurs des signes de la charité : « J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. »