Les sirènes de l’Autre Rive

Périple épique dans l’univers électroacoustique
lundi 3 mars 2008 à 22:27, par Mercure Galant

Entends indéfiniment écoute

Le chant de l’attente et le choc du temps

Oh jeter un temps hors du temps

Paul Valéry

Les sirènes de l'Autre Rive

Tout en marchant, je délaisse les vers imprimés sur le prospectus bleu pour consulter ma montre, Déjà 18h30 ! Engagé dans la rue des trois bourses, j’accélère le pas. La façade illuminée qui se dessine enfin à l’angle de la rue du Four au Roi et de la rue des Cordeliers m’attire, tel un bombyx à l’approche de la nuit. En passant, je jette un oeil à travers la vitrine du bar le St Pierre... Premier soulagement. En dépit de l’heure, ceux que je cherche, sont encore attablés, occupés à siroter un verre dans ce lieu de repli stratégique. Mais où va donc se nicher ma propre soif de culture je vous le demande ? Sur le trottoir d’en face. Plus exactement sur l’Autre Rive. C’est le nom de la galerie, tenue depuis une dizaine d’années par Jean-François Jeannet [1]. Ce soir, le maître des lieux accueille pour une deuxième rencontre [2], les compositeurs Françoise Barrière et Christian Clozier qui animent le “collège de la cochlée” [3] avec des débats proposant - je cite encore mon prospectus - “de partager expériences et clefs d’écoute qui font de la musique électroacoustique une aventure humaniste et créatrice : écoute-écoute commentée- écoute analysée-écoute dialoguée- beaucoup de questions et quelques réponses -rencontre-débat-invité.” Je franchis la porte... Pour l’instant pas plus de personnes présentes que de doigts dans ma main libre. [4] J’ai donc le temps de prendre connaissance des lieux... Quelques tableaux colorés du peintre/musicien Daniel Humair sont accrochés au dessus d’une multitude d’ouvrages foisonnant sur les étagères. Au sous-sol, il semble qu’on s’affaire à préparer un prochain vernissage [5]. Je croise le discret sourire de Françoise Barrière qui décide de partir à la recherche des réfugiés du bar d’en face...

Des écoutes pédagogiques.

Quelques instants plus tard, Jean-François Jeannet et Stéphane Branger présentent brièvement la soirée devant une petite vingtaine de personnes installées sur des chaises pliantes. Christian Clozier, a choisi de se consacrer à la “technique”. Manifestement, l’exercice le plus délicat de sa tâche consiste à apprivoiser une télécommande réfractaire. Sa complice Françoise Barrière propose l’écoute d’une oeuvre du “technicien”, intitulée : Sous l’hêtre de l’étang : grenouilleries.
Progressivement le silence de la salle cède la place à de timides coassements auxquels s’adjoignent bruissements d’eau et autres gargouillis s’amoncelant pour aller jusqu’au crescendo. A l’issue de cette diffusion, Christian Clozier rappelle que dans cette pièce, datant de 2006, les grenouilles enregistrées en introduction sont les seuls sons “réels” de l’oeuvre, les autres batraciens étant de petits instruments en bois en forme de grenouilles de trois tonalités différentes.
Une série de sons électroniques est ensuite proposée à l’auditoire. Avant chaque extrait on en annonce la fréquence hertzienne . Cette gamme s’échelonne de 30 Hz (basses fréquences en forme de battements) à plus de 20 000 Hz (fréquences aigües plus audibles au delà d’un certain âge...) Suivent des filtrages avec des séquences évoluant entre 160 Hz – 2500 Hz (fréquence centrale) et 10240 Hz. Pour mieux mesurer l’étendue sonore en musique électroacoustique et l’amplitude des variations possibles, Françoise Barrière rappelle simplement que le la placé au milieu d’un clavier de piano se situe à 440 Hz. La compositrice dresse ensuite toute une terminologie (bande : forme de variation de l’intensité, attaque, maintien, relâchement, delta centré...). Hormis les sons continus (sans début, ni fin) tels que l’écoulement d’une rivière, elle rappelle que les sons les plus fréquents du monde réel sont formés selon le schéma suivant : attaque, percussion, résonance. Les manipulations courantes en musique électroacoustique consistent à tronquer ces sons, (en gommant l’attaque par exemple), à les inverser ( résonance, percussion, attaque). Christian Clozier précise qu’avec cette gamme de manipulations, on peut déjà énormément varier les effets. Les sons réalisés en analogique donnant selon lui des résultats plus satisfaisant qu’en numérique (changement de timbre possible par exemple...)
La deuxième pièce présentée est signée Françoise Barrière. Elle date de 1983 et s’intitule Scène des voyages d’Ulysse : les sirènes. Un passage particulier a été choisi en raison de sa simplicité. A l’issue de l’écoute, certains auditeurs remarquent son côté presque narratif. Christian Clozier en profite pour évoquer les différents genres qui composent la musique électroacoustique : musique à thème, musique à programme, musique studio (ou formelle) et musique mixte (instruments “traditionnels” et musique électroacoustique). Si ces différents genres enrichissent la création, c’est, avant tout, les avancées technologiques qui ont permis leur émergence.

Une musique étroitement liée à la technologie.

Avec le XIXème siècle ( l’âge d’or de la musique mécanique), la partie expérimentale de la création musicale est étroitement liée au travail des ingénieurs. En 1807 la première transcription d’un son est réalisé par un anglais Thomas Young qui parvient à faire apparaître les premières vibrations acoustiques à l’aide d’un stylet dans la cire. Fourier en 1820 réalise la première recherche réellement intéressante dans ce domaine. En 1853, Scott de Martinville invente le phonautographe qui capte les vibrations acoustiques retranscrites par un stylet. Cependant, s’il savait capter ces vibrations, il n’avait pas compris qu’il pouvait également les écouter. Charles Cros faillit être le détenteur du premier brevet mais il se fit devancer parEdison (un filou en affaire pour l’obtention de brevets) qui créa le premier phonographe en 1877. Il s’agissait d’un cylindre de cire dont les vibrations gravées étaient projetées dans le monde acoustique par un pavillon. Vint ensuite la galette de cire qui prit successivement les formats suivants : 78 tours, 33 tours et enfin le plus commercial 45 tours. Plus récemment, la galette numérique lui succéda... [6]
Avec l’électro-aimant et sa bobine produisant du courant, c’est un autre chapitre qui s’ouvre. Joseph Henry , James Clerk Maxwell puis Michael Faraday et enfin Heinrich Rudolf Hertz (ondes électromagnétiques) sont les principaux acteurs de cette histoire. On peut rajouter également Edouard Branly (plus connu localement) avec son cohéreur de limaille. L’apparition du télégraphe en 1877 et le morse ont “cassé” l’espace et le temps. Morse copie ce qu’avait fait Henry (codage brève/longue) en style binaire. En 1876 c’est l’invention du téléphone avec Gray et Bell [7]. Il sera également à l’origine du microphone ( brevet encore une fois détourné par Edison). Le haut-parleur magnétique - quant à lui - n’arriva pas avant 1925. Clément Ader , à part son court vol en avion, a crée des micros. Il invente aussi un théâtrophone qui sera installé à l’Opéra comique à Paris.
Dans le domaine du cinéma, les frères Lumière ont surtout pour mérite d’avoir inventé la projection sur écran. Edison - toujours lui - avait déjà tout crée sur l’association film/son dans ces “boîtes individuelles”. Mais c’est le Danois Poulson qui initie les premiers enregistrements sur film en 1896 -1897. Puis vintla roue phonique permettant de passer d’un son continu à un son discontinu créant ainsi des fréquences.
En 1896 également, la TSF devient la radio validée définitivement par Marconi alors que l’antenne fut crée par le russe Popov
En 1920, le theremine vox est le premier instrument électronique joué dans le bureau du Kremlin devant Lenine. [8] En 1948 apparait la musique concrète de Pierre Schaeffer sur la radio RTF [9]
Ensuite viendront les vrais studios. Celui de 1948 est le premier endroit où l’on fait de la musique avec des hauts-parleurs, qui constituent un élément indispensable. Viendront ensuite les magnétophones...

Mais l’histoire s’arrête là, car le temps nous manque pour poursuivre... Nous terminons par une écoute d’un extrait de Rachmaninov interprétée par l’instrumentiste Clara Rockmore sur un Theremine vox, puis un extrait des oeuvres radiophoniques de Pierre Schaeffer.

Une musique intimement liée à la poésie.

De nombreuses convergences existent entre le monde littéraire et la musique électroacoustique, friand de métaphores et de poésie.

Les sirènes de Françoise Barrière furent, par exemple, un prétexte pour évoquer la "métaphore de la cire". Ulysse, pour ne pas céder au chant des sirènes, ordonna à ses compagnons de voyage d’utiliser des prothèses de cire, alors que c’est dans la cire que les premiers disques d’enregistrement naquirent...

C’est le poète Jean Tardieu, alors patron de la radio qui permet à Schaeffer de faire de la musique concrète grâce au tourne-disque. [10]
Pierre Schaeffer utilisa, quant à lui, la métaphore rabelaisienne des paroles gelées, imaginant des paroles fixées par le gel et transportables à distance sous cette forme. [11]

Ainsi, dès lors qu’on a pu matérialiser le son sur un temps différé (non réel), on a découvert ce qui allait “nourrir” la musique électroacoustique, puisque l’on peut désormais contrôler constamment ce que l’on crée. Et pour illustrer son propos, Christian Clozier cite le fameux Charles Cros, le poète cette fois : “le temps veut fuir, je le soumets” [12].
Un pot étant offert au terme de la causerie, les auditeurs sortent doucement de leur torpeur pour la bonne cause. Hétérocère grisé de paroles et de vin, je décide de m’éclipser afin de regagner la pénombre de la rue... Mais pour ceux qui, tout comme moi, souhaiteraient en apprendre davantage, le Collège de la cochlée poursuivra ses débats, au même endroit, chaque dernier mercredi du mois, les 26 mars, 30 avril et 21 mai à ... 18h30 ! Entrée libre.

[1Jean-François Jeannet est également le Directeur de l’association Land Art et organisateur du Salon de la petite Edition

[2la première s’est tenue en janvier

[3la cochlée, située dans l’oreille interne, est composée d’une partie osseuse et membraneuse. Elle joue un rôle dans l’audition et l’équilibre

[4Pour ceux qui me suivent mal, dans l’autre il y avait un prospectus bleu...

[5Celui de l’exposition processus/performance du sculpteur Olivier Le Clerc

[6Support plus pauvre, selon Christian Clozier.

[7Issu d’ une famille de sourds et qui invente le téléphone ! s’amuse Christian Clozier.

[8Christian Clozier rappela que Theremine est de souche français (Poitevine) et qu’en 1989 il vint au palais Jacques Coeur de Bourges à l’occasion du festival Synthèse alors qu’il n’était pas sorti d’URSS depuis cinquante ans !

[9En fait dès 1943, avec le club d’essais à la radio...

[10Clozier note l’existence d’un vrai "petit métier" de l’époque : celui de tourneur de disque consistant à changer de disque en cours d’enregistrement sur un temps très court tout en maintenant le tourne-disque à une vitesse constante ...

[11Rabelais, dans Le Quart livre , Pierre Schaeffer reprendra cette idée dans Les Paroles dégelées.

[12Vers extrait du Collier de griffes.

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Les sirènes de l’Autre Rive - Mercure Galant - 17 mars 2008 à 23:10

Rectificatif :

chaque dernier mercredi du mois, les 26 mars, 30 avril et 21 mai à ... 18h30 ! Entrée libre.

Les horaires des prochaines séances ont été modifiées, il conviendra maintenant de s’y rendre à 19h00...


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