Le small bang des nanotechnologies
Que sont exactement les « nanotechnologies » ? Quels sont les enjeux liés au développement de ces technologies très récentes, qui enthousiasment les uns, qui font frémir d’indignation les autres ? Etienne Klein, qui est physicien, présente un dossier complet sur la question. L’occasion pour lui d’aborder aussi les rapports de la science et de la société. Un petit livre informé, clair, et passionnant.
Qu’appelle-t-on « nanosciences » et « nanotechnologies » ?
Le mot nanotechnologie est récent [1]. Les nanotechnologies concernent toutes les techniques qui manipulent la matière et fabriquent des objets à l’échelle du nanomètre, soit un milliardième de mètre. Nanosciences et nanotechnologies se caractérisent donc par un « ordre de grandeur spatial, et par des propriétés originales de la matière à cette échelle » [2].
L’émergence des nanotechnologies est lié tant au progrès de la physique au XXème siècle – « on a parfaitement confiance dans le socle théorique sur lequel elles s’appuient, à savoir le formalisme de la physique quantique adapté à l’échelle qui va du nanomètre à la centaine de nanomètres [3] » – qu’au progrès des instruments qui permettent de manipuler des objets de tailles minuscules. Nous sommes désormais en capacité d’agir sur les composants ultimes de la matière, de procéder à des assemblages d’atomes, d’intervenir dans l’agencement de molécules, de manipuler les séquences ADN des cellules vivantes, etc. Avec ce changement d’échelle spatiale dans nos interventions techniques, naissent donc de nouveaux pouvoirs sur la matière et sur la vie.
De fait, le développement des nanotechnologies s’effectue à trois niveaux :
— À un premier niveau, il s’agit de synthétiser des nano-objets, afin de produire des matériaux nouveaux et qui intéressent l’industrie. Exemple : le carbone, quand il est structuré sous la forme de nanotubes, présente des caractéristiques inédites : les nanotubes de carbone sont plus durs et meilleurs conducteurs thermiques que le diamant, dotés de propriétés électriques supérieures à tous les matériaux connus, capables d’encapsuler des molécules … Ils sont désormais fabriqués industriellement et entrent dans la composition de pièces légères et très résistantes, dans l’aéronautique par exemple.
— À un second niveau, il s’agit d’associer des matières traditionnelles et des nano-objets pour modifier les caractéristiques de celles-là par ceux-ci. Les nanotechnologies entrent dans la fabrication de matériaux composites aux propriétés remarquables. Un exemple d’application dans l’industrie textile : l’intégration, dans les tissus de vêtements à destination des sportifs, de nanoparticules d’argent qui, grâce à leurs propriétés bactéricides, permettent de lutter contre les mauvaises odeurs …
— Mais c’est le troisième niveau qui est le plus intéressant, le plus prometteur ou le plus inquiétant, selon que l’on est optimiste ou pessimiste. Il s’agit, par une intervention directe sur la matière à l’échelle du nanomètre, de créer des objets inédits destinés à un usage précis. Exemple : on sait qu’un transistor est un dispositif – une sorte d’interrupteur en fait – permettant de faire passer ou non un courant électrique entre deux électrodes, selon l’état électrique d’une troisième électrode. Il est aujourd’hui tout à fait envisageable de fabriquer un tel dispositif avec un nombre minimal d’atomes. On imagine l’économie de matière ainsi réalisée, et, par conséquent, la multiplication possible du nombre de transistors sur une même surface, avec des besoins en énergie pour faire fonctionner ces systèmes réduits en proportion [4]. Le plus surprenant n’est pourtant pas encore là. Il est désormais dans l’ordre du possible de fabriquer des « nanomachines », de types classiques – dispositifs actionneurs ou enregistreurs – ou dont les caractéristiques imitent celles du vivant en terme d’autonomie, d’intelligence, de capacité à réaliser des tâches complexes. En clair, le domaine d’intervention des nanotechnologies concernent désormais non seulement la matière, mais le vivant lui-même.
Plus fort encore peut-être : puisque les nanosciences et les nanotechnologies travaillent à l’échelle atomique, elles sont capables d’exploiter les propriétés originales de la matière à cette échelle. À science quantique, technologies quantiques, avec toutes les conséquences. Ainsi, Etienne Klein évoque-t-il des techniques de cryptographie inviolable, de « téléportation » de l’information, d’informatique quantique dont la puissance de traitement de l’information n’aura rien à voir avec ce que nous connaissons actuellement. Nous ne sommes pas ici dans l’imaginaire délirant de quelque docteur Folamour, mais bien dans les possibles ouverts par ces sciences et ces technologies, et qui ne demandent que du temps, des efforts et l’ingéniosité des hommes pour devenir bientôt la réalité de notre quotidien.
Une véritable révolution
À l’évidence, et à la vue des perspectives offertes, nous sommes bien au commencement d’une révolution [5]. Nos vies en seront bouleversées. Pour le meilleur, ou pour le pire ?
Les « pro »
Considérons d’abord les arguments des thuriféraires. Ceux-ci voient dans les nanotechnologies une chance, voire un espoir de salut.
Le « développement durable » [6] :
— Par définition, toute nanotechnologie est économe en matériel. Le rapport puissance/ressource est ici fortement amélioré. Puisque ce qui nous menace est identifié – en partie – à l’épuisement des ressources de la planète, la révolution « nano » permettrait – très directement par une amélioration des rendements – des économies substantielles de nos précieuses ressources. Un exemple : l’apport des nanotechnologies dans la fabrication de batteries d’accumulateurs. Elles permettent un meilleur rendement et une diminution de poids conséquente. Elles ont déjà rendu possibles les voitures hybrides de première génération. Et bien des progrès sont encore possibles dans ce domaine.
Le recul de la mort :
— Par ailleurs, les nanotechnologies permettent d’entrevoir de nouveaux champs d’intervention. Espoirs pour la médecine ! Nos corps ne sont-ils pas, après tout, que des « machines » hyper-sophistiquées et hyper-complexes ?
La révolution « nano » ne serait jamais que le nom de l’augmentation considérable de nos pouvoirs, à la mesure des progrès de nos savoirs. Ici aussi, l’empirisme, la grossièreté et l’approximation font place à l’appréhension fine et à l’intervention précise. Il n’y a pas là quelque chose de tout à fait nouveau. Ne savons-nous pas, au moins depuis Platon [7], que toute technique est prométhéenne, en ce sens qu’elle supplée à nos tares congénitales, à nos manques naturels ? Nos pouvoirs seront certes amplifiés. Mais les techniques ont toujours joué ce rôle. La différence est de degré, non de nature.
Les « contra »
Tout le monde n’est pourtant pas au diapason de cet enthousiasme. Les nanotechnologies soulèvent aussi l’hostilité résolue de contempteurs. Les craintes qu’elles suscitent sont à la mesure des pouvoirs et des métamorphoses qu’elles promettent. Relevons quelques points du dossier de l’accusation.
Toxicité :
— Se pose d’abord la question de la toxicité des nanosubstances. Peut-on diffuser dans la nature des substances dont on ne connaît pas encore les effets réels, sur l’environnement aussi bien que sur les gens qui les manipulent ?
Le spectre de Frankenstein :
— Si certains se réjouissent et voient s’ouvrir des perspectives enchanteresses, dans le domaine de la médecine par exemple, il en est pour s’inquiéter lorsqu’ils observent des apprentis sorciers bricoler les briques de la vie, sans s’inquiéter des conséquences, possibles encore qu’inattendues, de leurs tentatives. C’est l’un des arguments des faucheurs d’OGM par exemple. Sans compter que des interventions de ce type mettent en jeu de véritables questions métaphysiques : qu’en sera-t-il très prochainement des frontières entre nature et artifice ? La fonction démiurgique que les religions attribuaient aux dieux, nous sommes désormais en capacité de l’assumer – sur la nature, et sur … nous-mêmes ! Avec quelles conséquences ?
Société de contrôle et perte des libertés :
— Un autre danger, très réel et très palpable, concerne l’extension du contrôle dans nos sociétés [8]. L’électronique est portative, omniprésente, désormais invisible et comme rendue insensible, et interconnectée. Qu’en est-il du pouvoir des citoyens sur ces systèmes de surveillance continue, cette sorte d’indexation exhaustive du tout de nos vies : déplacements, achats, emplois du temps, échanges avec nos semblables … Qu’en est-il de nos libertés dans un tel environnement.
Ni ... ni ...
Etienne Klein ne tranche pas vraiment dans ce débat. À ceux qui placent leur salut dans les nanotechnologies, il reproche de vouloir le beurre de l’enthousiasme le plus débridé, et l’argent du beurre de la caution scientifique, « comme si la science et la technologie n’étaient pas des activités à l’issue toujours incertaine, mais des processus quasi magiques et autonomes [...] dont l’issue présentée comme certaine, réalisera tous les espoirs ». A ceux qui présentent les nanotechnologies comme Les vecteurs certains d’une catastrophe annoncée, il reproche de profiter du beurre de la paranoïa la plus alerte, et de l’argent du beurre de la même caution scientifique, « comme s’il n’y avait plus de place pour le jeu politique ou l’agir démocratique » [9]
Science et politique
La seconde partie de l’ouvrage est donc l’occasion d’examiner les rapports incertains et entachés d’obscurité entre science et politique. Les nanotechnologies décupleront nos pouvoirs sur le monde et sur nos semblables. Il est donc indispensable d’assurer un contrôle citoyen sur leur développement et sur leurs usages. Mais pour exercer un contrôle, il faudrait d’abord savoir de quoi l’on parle. La tentation est grande de s’en remettre aux experts ou prétendus tels. « Ceux qui utilisent négligemment les miracles de la science et de la technologie, en ne les comprenant pas plus qu’une vache ne comprend la botanique des plantes qu’elle broute avec plaisir, devraient avoir honte » sermonnait Albert Einstein. Et certes, nous devrions être tous bien honteux de l’abîme de notre ignorance en ces matières, même si nous avons quelque coloration de culture scientifique et technique. Nous pensons vivre dans une société de la connaissance. En réalité nous vivons dans une société d’usage des technologies. Les nouvelles technologies en particulier, par leur facilité d’usage, masquent davantage la science qui les porte qu’elles n’en sont le révélateur. De là naît notre rapport ambivalent aux sciences et aux techniques : d’une part une extrême révérence à leur égard – on admet communément que dans le seul domaine des sciences positives il est loisible de parler de vérité, et on ne semble pas considérer d’autre progrès possible que celui qui se réalise sous la forme du progrès technique – ; d’autre part, une défiance instinctive à l’égard des mêmes technosciences, quand nous prenons acte de la transformation du monde et de son enlaidissement progressif, quand nous réalisons que l’environnement lui-même et les écosystèmes que nous habitons sont menacés, à courte échéance de surcroît.
Sciences et techniques méritent-elles tant d’honneur et tant d’indignité ? Etienne Klein ne le pense pas. Il plaide pour un véritable effort en matière d’éducation, afin que des citoyens éclairés puissent choisir en toute connaissance de cause. C’est, reconnaissons-le, un point de vue un peu naïf. La tâche est ardue et la libido sciendi pas si commune. Et c’est faire preuve d’un bel optimisme que de croire aux pouvoirs de la démocratie, dans des sociétés où elle est si malade, par le recul conjoint de la vertu, que Montesquieu jugeait nécessaire à l’établissement et au maintien des Républiques, et de la culture – et tandis que s’épanouit partout l’argent corrupteur et son cortège de réseaux mafieux de contrôle du pouvoir.
Vers une critique politique de la technique
Mais il faut aller plus loin. On peut (on doit ?) procéder à une critique politique des technosciences. Là, on ne s’interroge plus sur le rapport moyen/fin, en assignant à l’objet technique un rôle de strict ustensile plus ou moins bien utilisé, mais neutre en lui-même, et dont on doit évaluer les risques avec un principe de précaution judicieusement mobilisé. Il s’agit de déconstruire radicalement le projet technique de maîtrise du monde, qui est aussi, et conjointement, un projet de maîtrise sociale. C’est le sens du luddisme [10], de ce mouvement mystérieux des casseurs de machines dans l’Angleterre des débuts de la révolution industrielle, dont se réclament, et ce n’est pas un hasard, le groupe le plus actif dans la lutte contre les nanotechnologies, Pièces et Main d’Oeuvre.
Nous sommes embarqués
Un tel projet est-il viable politiquement ? A-t-il des chances d’être entendu, dans un monde où les filets des technosciences resserrent de plus en plus les nœuds qui nous étouffent ? L’esclave perd tout dans ses chaînes, jusqu’au désir d’en sortir. Le voudrait-il, en aurait-il les moyens ? La question actuelle de la sortie du nucléaire, réactivée par le drame de Fukushima, nous fait bien sentir que quels que soient les risques, nous sommes embarqués dans une aventure dont personne n’a vraiment la maîtrise réelle. On peut rêver d’un sursaut des consciences et du triomphe de la sagesse. Nous sentons bien que notre destin et celui de la technique — métiers à tisser hier, nanotechnologies aujourd’hui — sont désormais mêlés. Pour le meilleur, et surtout pour le pire.
Etienne Klein, Le small bang des nanotechnologies, Odile Jacob, Penser la société, janvier 2011.
Etienne Klein est physicien, spécialiste notamment de la question du temps. Il dirige le Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière [LARCIM] du CEA, à Saclay. Il intervient régulièrement sur France Culture.
[1] Il apparaît pour la première fois en 1974, sous la plume d’un chercheur japonais, Norio Taniguchi
[2] Et. Klein, Le small bang des nanotechnologies, p. 39
[3] Et. Klein, Le small bang des nanotechnologies, p. 27
[4] Les microprocesseurs qui sont au cœur de nos ordinateurs sont faits d’une fine couche de silicium sur laquelle sont gravés des transistors. L’augmentation considérable de la puissance de calcul des processeurs est liée directement à la multiplication, sur une même surface, du nombre des transistors. Les progrès en la matière ont permis de vérifier la célèbre loi de Moore, selon laquelle la puissance des processeurs double tous les deux ans à coût constant.
[5] Le « small bang » fait bien sûr référence au « big bang », soit la théorie la plus probable concernant la naissance de notre univers il y a quinze à vingt milliards d’années. L’image est parlante. BANG est par ailleurs l’acronyme de Bits, Atomes, Neurones et Gènes
[6] Il faut mettre « développement durable » entre guillemets, car il s’agit essentiellement d’une notion idéologique.
[7] Platon dans l’un de ses dialogues, Le Protagoras, décrit dans un mythe la naissance de la technique comme l’intervention de Prométhée, volant le feu aux Dieux et donnant la technique aux hommes, parce que son frère, Epiméthée, avait rien moins qu’oublié l’homme dans la distribution des biens aux mortels. L’homme, pauvre et nu, ne doit sa survie dans un monde hostile qu’à sa ruse et son ingéniosité. Il est technicien par obligation, parce qu’il manque du nécessaire. Mais bientôt ce désavantage deviendra un atout : la technique, sans cesse perfectible à la différence des dons naturels – griffes, poils ou plumes – et des instincts, lui permettra de dominer un monde qui d’abord l’écrasait.
[8] Nous avons déjà parlé dans plusieurs articles de l’Agitateur. Par exemple : Sociétés de contrôles
[9] Et. Klein, Le small bang des nanotechnologies, p. 82.
[10] Le terme trouve son origine dans le nom d’un ouvrier anglais, John ou Ned Ludd (parfois appelé « Captain Ludd », « King Ludd » ou « General Ludd »), qui aurait détruit deux métiers à tisser en 1780. On ignore en fait s’il a véritablement existé. Mais des lettres signées de ce nom ont été envoyées en 1811, menaçant les patrons de l’industrie textile de sabotage. Ned Ludd est devenu le leader imaginaire d’un grand mouvement, dans un contexte où un leader déclaré serait tombé rapidement, victime de la répression. Source Wikipédia. À ce sujet, E. Klein fait remarquer : « Ce mouvement de résistance contre les machines continue d’exercer une influence dans nos sociétés en rappelant que le choix d’introduire une machine ou une nouvelle technologie est toujours un choix politique : loin d’être neutre, ou inexorable comme on le croit trop souvent, il procède toujours de l’exercice d’un certain pouvoir. » (op. cité, p. 137.)