Invoquer « l’ordre » n’est pas une idée émancipatrice.
Le « socialisme » ne correspond plus au projet d’une gauche française désormais social-démocrate. Celle-ci est largement dominée par l’idée qu’on ne sortira pas de l’économie de marché, et certaine que des concepts jugés autrefois centraux comme ceux de « lutte des classes », « plan », « nationalisations » sont désormais obsolètes. En soi, la chose n’est pas nouvelle. Une étape capitale dans cette évolution fut l’arrêt des réformes en 1983, et le tournant Fabius du premier septennat de Mitterrand. On a souligné que Jospin lorsqu’il était aux affaires avait plus dénationalisé que ses adversaires de droite. Le Parti Socialiste fournit d’ailleurs de nombreux technocrates - et parmi les plus efficaces ! - aux institutions capitalistes mondiales, tel Pascal Lamy, nommé en 2005 à la tête de l’Organisation Mondiale du Commerce.
C’est un choix politique qui a sa logique et sa cohérence. Il se trouve néanmoins que l’électorat de gauche en France est réticent. On l’a vu de façon exemplaire lors de la ratification du T.C.E. : c’est la qualification du Traité comme « libéral » qui a déterminé une bonne partie de l’électorat de gauche à dire non.
De sorte que l’équation à résoudre pour la gauche de gouvernement est la suivante : existe t-il, en dehors de l’option social-démocrate défendue par Dominique Strauss-Kahn d’une part, et des tenants du repli sur les fondamentaux socialistes d’autre part - incarné bien tardivement par un Laurent Fabius chantre improvisé du « socialisme-de-toujours », existe-t-il donc une troisième voie qui faciliterait cette sortie du socialisme tout en rassurant l’électorat sur les bonnes intentions socialisantes (et non plus socialistes) du(de la) candidat(e) ?
Tandis que Nicolas Sarkozy prône « la rupture tranquille » et propose un détestable programme néolibéral, Ségolène Royal, candidate du Parti Socialiste, propose de rompre ... avec le socialisme lui-même ! - sans le dire explicitement toutefois. Le thème de « l’ordre juste » nous semble à cet égard significatif de l’état d’esprit de la candidate. Ce faisant, demeure t-elle fidèle à la gauche, à ses valeurs et ses principes ? Non. L’idée d’ordre a toujours été brandie contre la volonté d’émancipation sociale. Aujourd’hui comme hier, avec ou sans bons sentiments.
Une formule inspirée par la doctrine sociale de l’Eglise
Dans un article du Monde daté du 04 juillet 2006, Michel Noblecourt - après Jean-Luc Mélanchon - notait l’origine de l’expression « l’ordre juste » : elle est employée par la Pape Benoît XVI dans son encyclique « Deus caritas est » publiée en janvier de la même année. Ratzinger écrit : « l’ordre juste de la société et de l’Etat est le devoir essentiel du politique » Et Michel Noblecourt de rappeler que c’est Thomas d’Aquin, dans sa Somme théologique (XIIème siècle), pilier théorique du catholicisme romain, qui propose la formule pour la première fois. [1]
Qu’une candidate socialiste aille chercher son inspiration et puise ses mots d’ordre dans la doctrine sociale de l’Église est déjà suffisamment étrange pour que l’on s’interroge. Il faut donc ici rappeler fortement que l’idée d’ordre a toujours été mobilisée pour contrer toute velléité d’émancipation sociale.« Au lendemain des insurrections ouvrières de 1848, écrit Michel Noblecourt, c’est dans un Parti de l’ordre que les orléanistes, les légitimistes et les conservateurs s’unissent pour emporter les élections législatives de 1849. A la fin du XIXe siècle, le maréchal Mac Mahon tentera d’imposer son « ordre moral. » Les choses auraient-elles aujourd’hui à ce point changé que l’idée d’ordre pourrait désormais accéder au Panthéon des valeurs de la gauche ? Martine Aubry refusant pour sa part la formule « l’ordre juste » a répliqué, se souvenant d’Albert Camus, « Quand il y a la justice, l’ordre arrive ». Excellente formule, qui pose exactement le problème comme il doit être posé.
Un renversement dans la hiérarchie des valeurs
Il ne s’agit pas en effet d’opposer « l’ordre » et la « justice », comme si celle-ci pouvait exister sans celui-là. Il s’agit de se déterminer sur les causes réelles de l’ordre, et sur une hiérarchie des valeurs. Pour la gauche progressiste, la justice est créatrice d’ordre. Son projet, c’est la justice ordonnée, quitte à passer par des périodes de troubles, comme le sont les révolutions ou tout simplement les mouvements sociaux d’une certaine ampleur [2] Les conservateurs et les idéologues de droite ont quant à eux, au contraire, toujours brandi l’ordre comme valeur suprême, et, au nom de l’ordre, ils tolèrent l’injustice. Le désordre est pire que tout, il ne faut pas préférer le désordre à l’injustice selon une formule de Goethe qui fera fortune. L’ordre avant tout, c’est le mot d’ordre (c’est le cas de le dire) de la droite. La justice avant tout, celui de la gauche. Ségolène Royal, en renversant la hiérarchie des principes qui fondent les valeurs de son camp, marque un tournant et remodèle l’identité de la gauche elle-même.
Avant d’en venir sur ce qui a pu motiver un tel changement de perspective, et les conséquences induites dans le programme de la candidate elle-même, examinons pourquoi cette idée de « l’ordre avant tout » est dangereuse.
L’ordre est nécessaire ...
Soyons clair, il ne s’agit pas de nier que l’ordre soit nécessaire. Qui voudrait d’une société livrée au chaos et donc à la violence ? Même les anarchistes, en un certain sens, ne sont pas hostiles à l’ordre. On a dit de l’anarchisme qu’il était l’expression suprême de l’ordre, entendant par là qu’il visait l’ordre sans la coercition. Et c’est vrai. Seulement, est-ce possible ? Supprimez la coercition, enlevez au pouvoir l’exercice de la violence légitime qui le caractérise, et le chaos menace. Car toute société est traversée par des forces antagonistes qui entrent en conflit les unes avec les autres. Le philosophe anglais Hobbes, qui est avec Rousseau l’inventeur de la philosophie politique moderne - celle qui pense l’organisation politique sans référence à une instance transcendante qui en fixe le cadre et en détermine les valeurs - a décrit la situation du groupe social avant l’élaboration du contrat, comme cette jungle où « l’homme est un loup pour l’homme. » Les commentateurs de Hobbes ont noté que le « libéralisme » de l’auteur du Léviathan se conjugue avec la justification du despotisme le plus impitoyable. [3] En effet, à l’aube du politique, pour que les hommes sortent de la violence initiale, il faut qu’ils remettent la totalité de leurs pouvoirs à un Tiers tout-puissant, Etat ou Prince, qui assure la paix civile et le respect des contrats librement négociés. Quoi qu’il en soit de l’origine de la violence [4], Hobbes fixe ce que peu de penseurs politiques modernes auront la naïveté de nier : la violence menace toujours le corps social. Ils ont donc, dans leur très grande majorité, essayé de penser des systèmes politiques qui organisent cette violence et la tournent en quelque sorte contre elle-même ; une façon de rendre compte de cette « insociable sociabilité » pour reprendre le mot de Kant, qui permet une harmonie des contraires, et laisse entrevoir une paix possible malgré une violence endémique et comme telle indépassable.
Soit donc l’hypothèse de départ, qui suppose une violence fondamentale dans les rapports entre les hommes : si elle est conforme à la réalité, il est possible d’entrevoir le champ politique comme cette activité qui vise à protéger les hommes de la violence qui les menace, mais par l’exercice d’une autre violence, cette fois légitimée. D’une certaine façon et par conséquent, toute politique cherche à maintenir l’ordre, ou à le rétablir. Le désordre est ce qui menace le corps politique, comme la maladie est ce qui menace le corps vivant. Mais cela signifie aussi, bien que ce ne soit pas visible immédiatement, que tout ordre social recèle et use en son sein de la violence pour pouvoir simplement durer et se maintenir.
...mais « l’ordre avant tout » est une idée réactionnaire.
C’est pour cette raison essentielle qu’il faut être très méfiant vis à vis des défenseurs de « l’ordre à tout prix », de « l’ordre d’abord. » « L’ordre » n’est pas une valeur en soi. Il est des ordres plus ou moins justifiables. Il est des ordres qui cachent les pires désordres. L’ordre de la société capitaliste est de ce type. Monique Canto-Sperber rappelle dans un ouvrage récent [5] que c’est aussi contre les désordres du capitalisme que l’idée socialiste a vu le jour et a fait son chemin « Le socialisme est né d’un intense sentiment de désordre social. Saint-Simon, Fourier, Proudhon tournent en dérision l’optimisme libéral selon lequel la liberté totale des échanges, du travail et des contrats finira par produire l’abondance, condition optimale pour la réalisation du meilleur état social. »
Pas d’ordre sans violence
En général donc, lorsque les idéologues de droite brandissent « l’ordre » comme valeur suprême, ils oublient d’une part que l’ordre, même légitime, cache de la violence en dépit des apparences [6]et d’autre part qu’il peut cacher beaucoup de désordres, donc beaucoup de violences. L’ordre et la violence, légitime ou dissimulée, ne forment pas antinomie [7].
Pour ces raisons, n’acceptons jamais l’ordre comme un idéal. L’ordre ne peut être justifié que parce que, dans une situation historique donnée, il protège les citoyens (tous ? toujours ? à quel prix ?) de la violence. Jamais parce qu’il est bon en lui-même.
La justice est la valeur fondamentale
En conséquence, on doit admettre un droit de regard sur l’ordre qu’on nous propose et sur ce qui le fonde, au nom de la justice qui demeure la valeur fondamentale. Il n’y a pas « d’ordre juste » en lui-même, mais « juste de l’ordre », et faut-il ajouter, des ordres (ainsi que l’atteste la succession de régimes politiques différents dans l’histoire, malgré un même cadre « démocratique » de référence), provisoires, en mutations constantes, en tous cas toujours livrés au libre examen et à la critique. [8]
Parce que la justice est première, renverser l’ordre établi doit toujours demeurer possible, afin que les droits de chacun à vivre une vie digne d’être vécue puissent être respectés.
Il y a dès lors tout à parier que l’idée « d’ordre juste » qui traduit une inversion réelle dans la hiérarchie des valeurs qui fonde les taxinomies politiques revient simplement à justifier l’ordre établi, l’ordre du monde capitaliste dans lequel nous vivons et que plus personne désormais ne semble ne remettre en cause. Comment exprimer mieux « la rupture » d’avec le socialisme qu’incarne Ségolène Royal ? Le slogan n’est pas anodin [9] mais caractéristique d’une métamorphose politique. Nous l’illustrerons bientôt à partir de deux thèmes centraux de sa campagne - « la sécurité » et « la réconciliation des français avec l’entreprise ». Ils sont au coeur de son projet. Sa façon d’aborder et de traiter ces questions illustre sa méthode et trahit son projet politique. Jamais le réformisme n’aura été aussi loin dans sa compromission avec le capitalisme, au point qu’il en est désormais peut-être devenu le meilleur défenseur.
A lire également :
– La rupture tranquille
– L’ordre juste (1) : Invoquer « l’ordre » n’est pas une idée émancipatrice
– L’ordre juste (2) : Critique du discours sécuritaire de la nouvelle gauche
[1] Une amie catholique à qui j’ai soumis mon texte me précise que « pour Saint Thomas et dans la doctrine catholique, il y a Dieu d’abord, la loi divine, bref une instance transcendante, un ordre céleste, ou divin, qui peut fonder le politique comme ordre transitoire, ici bas ». Nous sommes naturellement sortis de ce paradigme : dans la République laïque, l’ordre est à inventer par les hommes. Voir plus loin l’évocation de la position de Hobbes.
[2] Rappel au passage : les congés payés de 36 ne figuraient dans aucun programme des partis de gauche. Ils ont été gagnés par les travailleurs, dans les luttes, par la grève et les occupations d’usines.
[3] Léo Strauss a particulièrement insisté sur ce paradoxe.
[4] Le problème pour les penseurs politiques modernes est de concilier les libertés individuelles, toujours tentées par l’égoïsme et au bout du compte par la violence, et l’exigence d’un ordre collectif qui suppose peu ou prou que chacun se soumette à une loi extérieure et contraignante. Face à ce problème, deux « solutions » s’offrent :
a) celle de Hobbes, moralement pessimiste, mais socialement optimiste : les hommes ne sont pas capables d’eux-mêmes de sortir de la violence, d’où le recours toujours nécessaire à un Prince qui les domine et qui régule l’ordre social. b) celle de Rousseau, moralement optimiste et socialement pessimiste : pour Rousseau, l’homme est bon à l’état de nature, mais corrompu dans l’état social (l’apparition de l’inégalité transforme l’amour de soi et des autres, d’abord innocent, en amour propre égoïste). Il faut donc restaurer civilement un équivalent de la liberté première des individus. La liberté naturelle transformée en liberté civile, chacun pourra être entièrement libre sans nuire aux autres.
Quoiqu’il en soit, que la violence soit « naturelle » (Hobbes) ou qu’elle soit d’origine sociale (Rousseau) la politique cherche à la résorber. Elle est ce « reste » avec quoi il faut toujours compter.
[5] Le socialisme libéral, une anthologie : Europe-Etats-Unis, Esprit, 2003
[6] Il suffit pour s’en persuader de se renseigner sur ce qui se passe dans toutes les arrière-salles de tous les commissariats de police, même dans les sociétés démocratiques. Le commissaire est bon enfant est un titre à l’ironie cruelle.
[7] Un traitement fin de ces questions nous obligerait à distinguer violence et violence. Il y a loin de la violence légitime exercée dans le cadre légal par les forces de l’ordre par exemple, à la violence dissimulée d’un ordre social injuste. Dans le second cas seulement, on est autorisé à parler de violence, car l’on pourrait faire la démonstration - mais cela dépasse le cadre de cet article - que la violence est toujours cachée. Cela permet de distinguer des concepts voisins comme force, violence, brutalité, que les média confondent toujours. Plus important : si toute violence est cachée et doit se cacher pour s’exercer, le rôle de l’idéologie comme représentation factice à des fins de légitimation d’un ordre social est primordial pour que cet ordre puisse perdurer, fût-il injuste, comme l’a montré Marx. Or jamais la force de l’idéologie dans notre actuelle société du spectacle n’aura été si puissante, ni ses moyens plus subtils.
[8] Même Goethe, cité, pouvait en 1824 écrire à Eckermann « Mais parce que je haïssais les révolutions, on me disait ami de l’ordre établi. C’est là un titre très ambigu que je récuse. Si tout l’ordre établi était excellent, bon et juste, je n’aurais absolument rien contre lui. Mais comme, à côté de beaucoup de bon, on rencontre toujours du mauvais, de l’injuste et de l’imparfait, un ami de l’ordre établi n’est souvent qu’un ami de ce qui est périmé et mauvais. Or le temps évolue perpétuellement et les choses humaines ont tous les cinquante ans une autre forme, de sorte qu’une institution parfaite en 1800 est peut‑être déjà défectueuse en 1850. »
[9] L’erreur serait de croire à une « ségolènade », comme l’emploi de l’expression « l’ordre juste » pour tous types de situations (du dérapage d’un conseiller franc-tireur comme Montebourg, au départ d’un économiste peut-être un peu trop sérieux pour figurer dans une équipe de campagne présidentielle pour laquelle ce n’est pas le souci de vérité qui prime) pourrait le laisser conclure. Un psychanalyste humoriste notait que Ségolène Royal avait inventé une langue de bois qu’elle est seule à parler. Seule à parler peut-être, mais que tout le monde comprend, car elle n’est rien d’autre que la mise en mots de cet obscur objet du désir qui veut tout et son contraire. L’expression « l’ordre juste » en est comme l’emblème : effacées les vieilles contradictions entre le possible est le réel, entre ce qui relève du droit et ce qui relève des faits, entre les convictions et les responsabilités. Ces couples de concepts traduisent des oppositions tragiques qu’il appartient au politique de trancher dans une pratique de gouvernement qui prend en compte des exigences contradictoires et pourtant légitimes. « L’ordre juste » noie ces dilemmes dans les bons sentiments. Enfin, on n’aura pas de mal non plus à déceler derrière cette revalorisation de l’idée d’ordre une composante psychologique qui sonne comme une réponse à l’angoisse suscitée par une situation sociale anxiogène. Mais est-il digne ce maternage mis en scène qui transforme les électeurs en enfants qui ont besoin d’être rassurés et sermonnés ? Pour appréhender le style Royal, on peut visionner une petite scène (*) où la Madone reprend un journaliste dans un autobus lors de l’une de ses innombrables pérégrinations. Elle donne vraiment l’impression d’une institutrice qui s’adresse à un garnement qui s’est mal conduit. Avons-nous besoin de cela, et est-ce bien sérieux ? J’ai employé à dessein l’expression la Madone. Derrière cette référence à la Bonne Mère que Ségolène Royal cultive, on ne peut manquer de soupçonner également, mobilisée indûment et parlant à notre inconscient, une référence à connotation religieuse. La religion a en propre, hormis son contenu métaphysique et son rôle social, de proposer le salut par le truchement d’un recours surnaturel. Toute religion maintient donc d’une certaine façon les hommes dans l’enfance. Une politique digne de ce nom s’adresse à des adultes. Ici encore, mesurons la régression, lorsqu’un parti de gauche, au lieu de choisir un candidat (ou une candidate) parce qu’il est le mieux placé pour défendre son programme, élaboré rationnellement et débattu démocratiquement, choisit une candidate élue par les sondages et parie sur une image et des réflexes archaïques.
(*) Visible ici :
http://www.dailymotion.com/ToutouYoutou75/video/x11eda_royal-meprise-les-journalistes