Le monde perdu de Roger Cherrier

Milan Kundera, au début de son roman l’Insoutenable légèreté de l’être, évoque, pour s’en étonner, l’idée de l’éternel retour de Friedrich Nietzsche. Rien de plus étrange que cette idée, dans un monde où nous sommes certains, au contraire, que les choses passées sont bien passées et ne reviendront jamais. Ainsi s’explique selon l’écrivain que nous puissions éprouver la nostalgie d’une époque même tragique.
C’est sans doute d’abord cette nostalgie qui constitue la matière du livre de Roger Cherrier, Passé recomposé, qui vient de paraître aux éditions de l’Ours Blanc. De ce monde perdu, l’écriture tente l’anamnèse. « Partout où quelque chose vit est un registre où le temps s’inscrit ». Le registre ne s’est pas effacé. Mais il faut du courage et du talent pour l’ouvrir à nouveau, pour traduire en mots ténus et fixer dans l’ordonnancement des phrases les impressions fugaces qui s’envolent au vent de l’oubli. L’exercice est périlleux. Il est, à n’en pas douter, réussi. Roger Cherrier, lecteur et amoureux des livres, savait assurément tenir une plume. Son écriture simple, sensible et pudique, vise juste. Toujours, il évite la tentation du cliché et les facilités du pittoresque. Dans ce mélange de limpidité et de profondeur, on devine l’influence et la proximité d’Alain-Fournier. Une même puissance des images, une même transparence troublante caractérisent son style et celui de l’auteur du Grand Meaulnes.
« Dans ce Berry au coeur de la France, écrit son préfacier René Merle, un enfant conte les riches heures de son enfance prolétarienne, son éveil au monde entre l’activisme rouge des hommes, la ténacité quotidienne des femmes. Il dit les joies et les peines d’un monde qui pourrait être celui de La Belle Equipe de Renoir […] puis il dit un double basculement […] celui de l’entrée au lycée […] de l’entrée dans l’horreur de la guerre et de la répression. L’absence des parents, père déporté, mère internée […] Et cet oncle Marcel qui devient aux yeux du jeune neveu le Robin des Bois de la résistance F.T.P... [1] »
De ses belles années — celles de l’enfance — et des années terribles — celles de la guerre — Roger Cherrier conservera une fidélité indéfectible à l’idéal communiste. On pense à Bernanos, qui croyait au ciel : « Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus [...] l’enfant que je fus est qui est à présent en moi comme un aïeul. » Celui qui n’y croyait pas ne renoncera jamais au communisme. On ne renonce pas à ce qui donne un sens à sa vie, sans renoncer à soi-même et aux siens. Cette fidélité est belle, respectable, et rare.
Hasard des lectures, je venais d’achever la lecture d’un essai récent de Jacques Généreux (La dissociété) quand j’ai ouvert Passé recomposé. Peut-on imaginer contraste plus violent entre le récit de Roger Cherrier, et le constat que fait le professeur de sciences-po : « Pour beaucoup de nos contemporains, la question de la crise du politique n’a aucune espèce de sens, pour la bonne et simple raison que la politique, ils s’en contrefichent [...] Le mot politique n’éveille plus en eux le moindre soupçon de pensée ou d’émotion [...] L’idée qu’il existe une vie collective, une vie de la nation, qui conditionne leur propre existence et qui en retour dépend de la part qu’ils veulent bien y prendre, cette idée là ne leur semble même pas saugrenue, tout juste étrangère. [2] »
Le monde perdu de Roger Cherrier, ce n’est donc pas seulement des visages et des paysages, des façons d’être et de vivre. C’est l’effacement dans notre espace politique de tout un peuple traversé par une passion pour la vie sociale et la justice, au point d’y engager sa vie, et de parfois la sacrifier.
Roger Cherrier, Passé recomposé, éditions de l’Ours Blanc, avril 2011