Devoir de victoire ?
L’utilisation de la notion de "devoir de victoire" dans l’argumentaire de Ségolène Royal traduit une inversion des priorités de l’action politique. Les programmes servent désormais les candidats et non l’inverse. Un tel retournement, qui place le charisme des personnes avant leurs idées, est signe d’une démocratie en mauvais état.
Récemment, on a vu fleurir une expression dans la bouche de Ségolène Royal et de ses partisans : il est question d’un soi-disant "devoir de victoire". En résumé, le discours est celui-ci : la gauche peut gagner la présidentielle, si elle suit les inclinations des gens, perceptibles en particulier dans les sondages. L’opinion désigne Ségolène Royal comme candidate [1]. Il y aurait donc les candidats « naturels » du PS (= les candidats de l’appareil), Fabius et DSK, et puis Ségolène, sorte d’outsider portée par une opinion publique séduite d’une part par un changement de style et qui désire d’autre part un renouvellement des têtes.
Selon ce raisonnement, ce serait non seulement une erreur, mais une faute si on manquait la présidentielle pour une querelle de personnes. Puisque Ségolène Royal est la mieux placée, nous (c’est à dire l’électorat de gauche) aurions le devoir de la soutenir pour parvenir à la victoire.
Singulier retournement : auparavant, on choisissait un candidat en fonction de son programme. C’est sur le terrain des idées que le combat se livrait. Maintenant, on doit choisir un programme en fonction d’un candidat ou d’une candidate, celui ou celle qui semble le/la mieux à même de remporter la victoire [2] .
L’emploi de la catégorie de devoir, qui relève du vocabulaire moral, n’est pas sans poser question également. On voit poindre derrière cette expression un appel à la responsabilité, en fait une manipulation équivoque du sentiment de culpabilité. Pourquoi, vous qui désirez la victoire de la gauche, ne faites vous pas tout ce qu’il faut, et en particulier, ne mettez vous pas de côté vos querelles pour permettre le succès des forces de progrès ?
C’est le séisme du 21 avril 2002 qui a ouvert la possibilité de se placer sur ce registre. On a alors accusé une partie de la gauche d’avoir dispersé ses voix sur les candidats de la gauche "alter", permettant ainsi au chef de l’extrême droite d’être porté au second tour de la présidentielle.
Mais, là encore, c’est formuler le problème à l’envers. Si le discours et la politique de Jospin avaient été en accord avec les aspirations historiques de la gauche française [3] , si l’ancien premier ministre avait été un peu moins arrogant, un peu moins aveugle sur la détresse réelle d’un grand nombre de nos concitoyens, et donc un peu moins certain de son bon droit (il aspirait à la magistrature suprême comme un héritier se présente chez le notaire), la mésaventure historique du 21 avril n’aurait peut-être pas eu lieu. Au « devoir de victoire » il faut donc répondre par un « devoir de mémoire » et rappeler les vraies responsabilités dans la défaite de 2002.
Remettons les choses à leur place, les candidats au service des programmes et non pas l’inverse. Il n’y a pas à se laisser intimider par les slogans faciles. La seule victoire qui comptera , c’est la victoire qui permettra une rupture avec l’aventure néolibérale engagée par Chirac-Raffarin-Villepin. Il n’y a pas à donner un chèque en blanc à une candidate, qui, ne représentant pour l’instant qu’elle-même, ne donne aucune assurance quant à sa volonté de rompre en profondeur avec cette politique. Les slogans moralisateurs n’y changeront rien.
[1] On ne s’interrogera pas ici, mais on pourrait le faire, sur la construction de la dite opinion. Les media n’ont pas joué un rôle négligeable dans l’élection de Ségolène Royal dans le coeur du public.
[2] À cet égard, et bien que mon propos vise le débat actuel au sein du P.S. et plus largement dans l’électorat de gauche, on ne peut manquer d’être frappé par la similitude des situations de Sarkozy et de Royal. Pour l’un comme pour l’autre, la rupture politique s’incarne dans une personne qui la porte, le charisme vient avant les idées. Cette inversion a l’avantage, pour les interessés, de leur permettre d’exprimer des contradictions sans trop de honte : chez Sarkozy, la conjugaison du libéralisme et de l’autoritarisme, du nationalisme et du communautarisme, en bref des valeurs de la droite traditionnelle et celles du modernisme ; chez Royal l’héritage émancipateur du socialisme et le familialisme (familles, soyez rassurées, on ne vous hait plus), la posture sociale et le goût de l’ordre.
[3] Il se trouve que l’actualité locale remet en ce moment au premier plan l’affaire Michelin, et la reculade mémorable de Jospin en 1999. Dossier significatif et quasi emblématique des positions du P.S. face au nouveau capitalisme mondialisé.