Regards croisés sur la France d’après
Regard croisés sur la France d’après, c’est le dialogue inattendu entre un agitateur de gauche et un trublion de droite. Après le coup de tonnerre du non au TCE, la classe politique a découvert stupéfaite les pouvoirs d’internet dans le modelage de l’opinion publique, et tenté d’y conquérir une place. Ces grandes manœuvres et ces petits remue-méninges ne pouvaient pas ne pas interpeller les acteurs historiques de cette révolution tranquille comme Jean-Michel Pinon. Révolution qui inverse les hiérarchies et hisse « l’opinion » et donc la parole des citoyens comme référence obligée en lieu et place des discours des experts, ou prétendus tels.
À de nombreux égards très différents, P. Bensac et Jean-Michel Pinon ont néanmoins en commun un esprit frondeur, un rien rebelle, qui n’accepte pas le modèle vertical et hiérarchisé de la production et de la distribution des savoirs et des pouvoirs.
Multilectiques ou pas, s’annoncent au XXIème siècle de nouvelles frontières et de nouveaux espaces que ce livre nous permet d’arpenter.
La révolution tranquille d’internet.
Un événement politique et sociétal important a eu lieu en 2005. Cet événement, c’est au moins autant le rejet par les Français du Traité pour une Constitution Européenne, que l’intervention dans le débat autour de cette Constitution de « monsieur-tout-le-monde », par le biais d’internet en particulier. C’est ainsi que le blog d’un obscur prof de lycée a eu plus d’impact sur l’opinion publique que tous les éditoriaux et toutes les analyses des vedettes de nos médias. Nul doute que les états-majors politiques ont retenu la leçon. Ils ont investi aussitôt ce terrain - par la mise en place de blogs, par l’invention de nouvelles formes de prises de paroles comme le débat participatif - pour tenter de circonscrire ces forces et de les faire travailler à leur profit.
Un tel événement ne pouvait qu’interpeller les acteurs locaux qui travaillent depuis longtemps déjà sur ce créneau de communication, et qui ont inventé en quelque sorte les outils de cette libération de l’expression de l’opinion. Jean-Michel Pinon, l’un des fondateurs de l’Agitateur, webzine de Bourges et d’ailleurs, a été, il faut le dire, un précurseur. Sans moyen ni subvention, il a réussi avec quelques collaborateurs, à monter et à faire vivre dix ans un projet de media indépendant, qui concurrence sur leur terrain les poids lourds de la presse régionale. D’autant que l’Agitateur a su être suffisamment pertinent et impertinent pour, au fil de ses enquêtes et de ses analyses, déranger quelque peu les potentats locaux, pas très habitués à la critique directe, non codée, sans fioritures. L’Agitateur n’est pas parfait, mais il a le mérite d’exister et il compte désormais dans le PMB (Paysage Médiatique Berrichon)
Un franc tireur et un électron libre dérangent le paysage politico-médiatique berrichon
C’est sans doute ce caractère franc-tireur de Jean-Michel Pinon qui a retenu l’attention et attiré la sympathie d’un autre électron libre, Philippe Bensac, responsable politique engagé à l’UMP, et fervent soutien de Nicolas Sarkozy. Bensac est un homme de droite, depuis longtemps engagé, mais c’est aussi un homme d’ouverture et qui ne renonce pas au dialogue.
Dans ce livre, il a souhaité s’entretenir avec Jean-Michel Pinon de « la France d’après ». La France d’après l’élection présidentielle de 2007, on l’aura compris. Le titre même de l’ouvrage lui donne un caractère un peu circonstanciel qui est à mon avis regrettable. Pour ma part, j’aime les livres qui durent, et dont l’intérêt dépasse le seul événement dont ils tentent de rendre compte. Au reste, s’agit-il vraiment d’un livre ? Je parlerais plutôt d’un « document », et j’ajouterais même d’un document de travail, un « work in progress ». Car en dépit de la forme dialoguée choisie par les auteurs, on est plutôt, dans ce texte, en présence de deux discours qui se cherchent, qui se croisent, qui se rencontrent parfois, mais qui pour l’essentiel divergent. Leur point commun cependant : un esprit frondeur, un rien rebelle, qui n’accepte pas le modèle vertical et hiérarchisé de la production et de la distribution des savoirs et des pouvoirs.
Des propos et des styles bien différents.
Différents par leurs contenus, les discours de Pinon et de Bensac le sont aussi par la forme d’expression choisie. Tandis que Philippe Bensac privilégie un style haché, volontiers aphoristique, et qui n’hésite pas devant les audaces conceptuelles ou les néologismes, le propos de Jean-Michel Pinon est plus classique, avec une présentation structurée de son argumentaire qui obéit aux règles de la rhétorique commune. La confrontation des deux styles produit un rythme étrange à la lecture : au chaos d’idées bouillonnant de Bensac, qui emprunte allégrement les sentiers spéculatifs les plus escarpés, succède la parole plus modeste, souvent descriptive, de Jean-Michel Pinon, qui développe heureusement aussi ici et là quelques propositions.
De quoi parlent les deux compères ? Les lecteurs de l’Agitateur retrouveront les thèmes et les thèses défendues, combattues, interrogées dans les colonnes de leur webzine favori : la fabrication de l’information, les politiques culturelles, la géopolitique, la laïcité, le chômage ... Problèmes politiques et sociaux qu’il n’appartient plus selon les auteurs de laisser aux « experts » mais que les citoyens doivent se réapproprier.
Débattre de quoi, débattre pour quoi ?
Un tel projet, pour sympathique qu’il soit, se heurte pourtant à une double limite. D’abord pour que cette réappropriation soit effective, les « citoyens » doivent faire l’effort d’une réflexion informée. Le danger est grand, derrière l’apparence d’une démocratisation de l’accès au savoir, de voir réapparaître des manipulations de toute sortes. La bonne volonté démocratique se heurte comme toujours au danger démagogique. Si internet est vecteur de connaissances et d’échanges, il est aussi l’agent de propagation de rumeurs grotesques et de manipulations évidentes. Par ailleurs, de quelles communautés parle t-on exactement lorsque l’on constate la solitude réelle des gens derrière leurs écrans ? La seconde limite est inhérente au débat lui-même. Débattre c’est bien, mais à quoi sert le débat s’il ne débouche pas sur l’action ? Si internet et le cyber-monde constituent bien un progrès dans l’échange des connaissances et la prise de conscience citoyenne, à quoi sert cette conscience nouvelle si les rouages de la société et de ses institutions, le jeu réel des pouvoirs, ne permettent pas une émancipation effective ?
C’est sans doute là que la position de Philippe Bensac est la plus difficile à tenir. Il nous vante le libéralisme de Sarkozy et prétend que « la révolution Sarkyste » va dans le sens de la nouvelle libération des énergies telle qu’annoncée et précédée par l’ère internet. Or Sarkozy était au pouvoir jusqu’à aujourd’hui. Au-delà de l’autoritarisme et de l’appétit de pouvoir inquiétant du petit homme pressé, on ne peut guère affirmer que le bilan du gouvernement dont il fut numéro 2 (voire 1bis) laisse apparaître un solde positif concernant les nouvelles libertés. Pour ne prendre qu’un seul exemple, on a même assisté, avec la loi DADVSI, à un assaut liberticide contre ces nouveaux espaces d’expression et d’échange. L’Agitateur n’a pas manqué de la dénoncer. En dépit donc d’un vocabulaire nouveau qui dresse un habile rideau de fumée, le libéralisme reste bien selon le mot de Marx « la liberté du libre renard au milieu du libre poulailler » c’est à dire une revendication en faveur de l’émancipation, mais qui reste de façade, parce qu’elle ne concerne qu’un petit nombre. Fausse émancipation et fausse liberté qui se traduit dans les faits par l’aliénation d’une partie toujours plus importante de la population.
On a donc bien du mal à sortir des lignes et des repères traditionnels en dépit de l’effort de nos deux auteurs. Et ce ne sont pas les variations autour de la notion de « multilectique » que j’ai déjà, dans ces colonnes, eu l’occasion de critiquer (et puisque P. Bensac a eu l’amabilité de me citer, je renvoie ici à l’annexe de la fin de l’ouvrage [1]) qui, à mon sens, changeront quoi que ce soit à la situation politique réelle.
La « mutilectique » en action : ambiguïtés de l’association Zolboot.
J’en vois pour ma part le signe, et je terminerai là-dessus, dans l’ambiguïté qui demeure selon moi, dans le projet de l’association Zolboot, évoquée à la fin du livre, et qui a le mérite de traduire dans un projet et donc dans l’action cet accord entre un agitateur de gauche et un trublion de droite.
L’intérêt était de faire « bouger les lignes » d’un côté et de l’autre afin que les droits d’un être humain soient respectés, notre devoir d’assistance étant d’autant plus impérieux que l’enfant était handicapé. Tandis que la droite accusait la gauche d’instrumentaliser la misère des sans-papiers, la gauche accusait la droite de mener une politique inhumaine pour chasser sur les terres de l’extrême-droite. Pouvait-on sortir de cette querelle pour apporter des solutions concrètes et immédiates aux problèmes qui se posaient à un enfant ? Car les droits de l’enfant ne sont ni de droite, ni de gauche ...
Pourtant le piège d’une telle prise de position, aussi sympathique et humaniste soit-elle, est qu’elle limite le problème des sans-papiers au cas particulier de telle ou telle personne. Peut-on faire la part des bons et des mauvais sans-papiers, des sans-papiers attendrissants et de ceux qui sont invisibles ...
Bref, faut-il réintroduire des particularismes là où l’on doit défendre des principes, parce que seuls les principes permettent d’investir le terrain du droit qui statue universellement ?
Mais inversement, on pouvait aussi objecter que si la défense des principes se solde par l’abandon des personnes réelles, on était en présence d’une simple hypocrisie motivée par le jeu politicien.
Jean-Michel Pinon a fait le pari d’une collaboration possible avec un politique de droite, pour défendre un cas précis. Seul l’avenir dira si ce choix fut une erreur d’appréciation stratégique. Cela lui valut, en tous cas, des critiques acerbes de la gauche bien-pensante locale. Il faut porter néanmoins à son crédit qu’il a préféré le risque d’une action ambiguë à l’immobilisme des slogans immuables et des pensées toutes faites.
Il s’est mis dans la position de l’équilibriste qui ne doit pas craindre, tandis qu’il progresse sur son fil, ni les vents contraires, ni le vide qui s’ouvre sous ses pieds. Le vide de celui qui a quitté les siens, qui est en marche vers des mondes nouveaux, mais qu’il n’est pas certain d’atteindre.
Philippe Bensac et Jean-Michel Pinon, Regards croisés sur la « France d’après », petites conversations entre français moyens KA Service Presse, ISBN :2-9521095-0-8, 15€, en vente dans toutes les bonnes librairies et en ligne sur le site de l’éditeur
[1] dans laquelle on regrettera que ne figure pas un exemple des travaux graphiques cocasses et impertinents de XUEDOB