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Yes, Your Majesty

mardi 1er mai 2007 à 16:44, par Agnès Chevauché

Le film Le Deal de Stephen Frears raconte comment Tony Blair a éliminé Gordon Brown en 1994, pour accéder à la tête du Labour Party. Si cette histoire n’était celle que de deux hommes, elle ferait à peine l’objet d’un mauvais polar, et elle n’aurait certes pas suffi à Stephen Frears pour réaliser un film dont aucune scène ne peut être coupée sans ruiner la compréhension du tout.

Bien entendu, c’est du moins le propos du film, Tony Blair a salement piqué la place de Gordon Brown à la tête du Labour, alors que les discours à la mémoire de John Smith, leader historique qui venait de mourir, n’étaient pas encore tous dits. Mais l’histoire de Blair et de Brown est tellement emblématique des changements de la société anglaise au cours des années 80-90 que leur rivalité ne pouvait se conclure que par l’éviction de Brown, d’une part. D’autre part, les Français se demandent souvent avec perplexité que penser de la « méthode » Blair, qui lui permet de tenir depuis 10 ans, et qui leur semble pourtant inclassable.

Mais les Français font beaucoup de classements, en comparaison des anglais. Nos voisins d’Outre-Manche n’entretiennent pas les mêmes relations avec le pouvoir, ou avec l’image qu’ils s’en font. Ils croient, comme disait Churchill, que la démocratie est, non pas le meilleur des systèmes, mais le moins pire, et cela tient à des différences fondamentales que nous devons garder à l’esprit pour comprendre comment une telle chose est arrivée à Brown, et pourquoi Blair donne l’impression de traverser les époques presque aussi bien que Talleyrand entre Etats Généraux et Congrès de Vienne...

1. République et Monarchie

N’oublions jamais, dès le départ, que l’Angleterre est une monarchie, et la France une république. Les Français ont déposé leur roi il y a plus de 200 ans, avec beaucoup d’impertinence, dirait un britannique. Ils ont réussi, après plusieurs errements et atermoiements au 19ème siècle, à imposer à leur état un régime républicain depuis bientôt 130 ans pratiquement sans discontinuer (exception faite de la seconde guerre mondiale). Lorsque Cromwell, un siècle avant la Révolution française, tenta d’instaurer une république en Angleterre après avoir coupé la tête du roi, ce souvenir resta si cuisant que les anglais ne songèrent pas un instant à recommencer. Sous le régime puritain de Cromwell, les théâtres étaient fermés, une opinion contraire au dogme vous menait au cachot ou à la potence, la disette provoquée par l’inévitable corruption du régime affamait villes et campagnes. Chassés d’Angleterre à la Restauration au bout de 15 ans, la puritains s’exilèrent, et un certain nombre d’entre eux présidèrent à la fondation des Etats-Unis. Tout monarque anglais est depuis lors, aux yeux de son peuple, le meilleur garant qui soit contre les excès d’un tribun, le symbole de leur unité. Quant à la république, associée dans leur souvenir aux atrocités commises par Cromwell, ils lui manifestent au mieux une méfiance condescendante.

Des rapports différents avec la chose publique :

Aux yeux des anglais, les français sont particulièrement irrévérencieux avec le pouvoir. Ils ne le craignent pas. Ils manifestent volontiers dans la rue, ce qui se dit « demonstration » avec une réserve toute britannique, leurs accords et désaccords. Il y a 10 ans, par exemple, lorsque les salariés de Marks and Spencer Paris (qui fermait) sont allés manifester bruyamment devant le siège à Londres, cette forme de protestation mettait les Londoniens mal à l’aise. Elle n’a pas pris. Ce n’est pas ainsi qu’ils procèdent. Ils font des pétitions. C’est une tradition ancienne, sur laquelle nous reviendrons.

Pour illustrer cette partie, il n’existe rien en Angleterre comme une Loi 1901 sur la liberté d’association. Entre clubs de sport, sociétés des anciens, cercles d’érudits locaux, il doit bien y avoir en France une douzaine de présidents par village. Le rapport de 2001 en évaluait le nombre à un million... Cet exercice-là est inconnu des anglais. Lorsqu’un comité de jumelage français, association relevant du cadre de la loi 1901, travaille à la préparation d’un échange par exemple, le président et le trésorier français se demandent toujours à qui ils ont affaire de l’autre côté de la Manche, par quelle assemblée générale leurs homologues ont été élus, et à quel ordre ils doivent adresser leurs participations financières. Rien de tout cela une fois le Channel franchi. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de fonctionnement respectueux de règles démocratiques ! mais c’est différent. Ce comité anglais, qui a une réalité dans son contexte national, a des contours flous pour un Français. Entre hôtel de ville, ministère des affaires étrangères et paroisse.

Par comparaison, les Français organisent librement de larges pans de leur vie privée et collective par la représentation directe. Ils votent tout le temps. Ils votent pour leurs maires, leurs conseillers généraux, régionaux, et leurs députés. Soit. Ils votent pour le Conseil d’administration de l’association des joueurs d’échecs, pour celui du collège de leurs enfants, pour celui de leur mutuelle, pour celui de leur coopérative d’achat, pour leur comité d’entreprise, leur conseil prudhommal, leur chambre de métier, leur association de quartier, leur MJC, leur association d’usagers de tel ou tel service public, leurs représentants syndicaux, leurs conventions de partis politiques, leur caisse de retraite, leur amicale de collègues, leurs camarades de promotion et le club des anciens de Trifoullis les Oies, bref pour une immense partie de tout ce qui les concerne directement à des titres divers. Savoir s’ils le font n’est pas ici notre propos. Ils sont, institutionnellement, en prise directe, avec leurs choix locaux et nationaux.

En revanche, issue du pouvoir monarcal, la désignation ou la cooptation sont le mode quasiment unique d’organisation de la décision et du poids de la représentation chez nos amis britanniques. Entendons-nous. La consultation d’assemblées, la tenue de congrès existent ! On se souvient de l’attentat de l’IRA pendant le Congrès des Conservateurs de Brighton qui avait failli coûter la vie à Margaret Thatcher il y a 20 ans. Il y avait là des élus et des représentants de circonscriptions. Mais les frontières de ces assemblées ne sont pas celles d’une cotisation, d’une carte ou d’une inscription. Elles sont plus larges, et cela aussi est historique en Angleterre, ce qui complique les choses pour nous.

Non seulement les Français ne craignent pas le pouvoir, pour des Anglais, mais ils ne se le représentent pas de manière brutale. Non que les drames sociaux de l’histoire contemporaine n’aient pas été terribles en France aussi. Mais parce que, depuis la prise de la bastille, on a le sentiment en France que la volonté du peuple peut imposer des limites au pouvoir absolu. Ce n’est pas le cas en Angleterre Cette réalité brutale de la force au service du pouvoir s’est illustrée à plusieurs reprises au cours de la fin du vingtième siècle. En 1980, j’avais 16 ans. Tous les adolescents de mon lycée étaient sidérés, atterrés, de voir mourir, un à un, Bobby Sands et ses compagnons. Ainsi en avait décidé la Dame de fer. Il n’y avait pas à revenir là-dessus. La question irlandaise ne fait pas partie du film de Frears, et elle mériterait d’autres développements. Mais le flegme britannique n’est qu’une légende. On peut parler de passion, et à la fois de distance. Il existe un mot en anglais pour désigner cette crainte respectueuse à l’égard des dignitaires, c’est « awe ». On traduit « awful » l’adjectif, par « affreux ». Mais c’est plus que cela. Et c’est avec ce sentiment-là que la plupart des britanniques, dans les années 80, au début des transformations sociales, se représentent leur sujétion.

Sujétion et Citoyenneté

Il s’agit bien de sujétion. Les Français sont des citoyens. Très rebelles pour nos amis insulaires. Les Anglais sont les sujets de sa Majesté. Cette espèce de soumission, ou l’idée que l’on s’en fait, propre aux peuples vivant en monarchie, même parlementaire, est encore amplifiée par le fait que l’état n’est pas laïc. La séparation de l’église et de l’état, notion fondamentale dans notre régime, est quelque chose d’incongru pour un anglais. L’église anglicane est une église d’état .Non que les anglais soient tous déistes. Mais aller à l’église est la manifestation de l’appartenance au même corps unique de la nation, symbolisé par la reine. Croire est une affaire privée pour un français. Croire , c’est être ensemble pour un anglais. Présentée ainsi, cette différence peut paraître caricaturale. Il n’en est rien.

Par exemple. Mariez-vous en Angleterre... il vous faut choisir une église. « Mais si je veux faire un mariage bouddhiste ? » demandé-je un jour à une amie étudiante. « No problem, me répondit-elle. Les anglais sont tolérants avec la religion. Il suffit que le représentant de l’hôtel de ville vienne signer les papiers le jour de ton mariage. » En effet, à l’église anglicane, pas besoin d’officiel. « Mais, insisté-je, si je ne veux pas de religion du tout à mon mariage ? » Mon amie était bien embarrassée. « Je suppose, dit-elle après un instant de réflexion, qu’il faut aller à l’Hôtel de Ville directement, mais je t’avoue que je ne sais pas ». Il faut aller à l’hôtel de ville. Aucun caractère cérémonieux dans ce cas, il s’agit juste d’un règlement administratif. J’ai testé, pour voir, il y a 20 ans : la pratique est suffisamment rare pour plonger dans des abîmes de perplexité la fonctionnaire de l’accueil. Je n’ai pas insisté.

Même si les modes de vie ont évolué depuis, ces choses-là bougent peu. Plus d’un quart des enfants, en France, naissent hors mariage, et cette proportion est croissante à chaque enquête de l’INSEE. 60000 PACS ont été conclus en France pour la seule année 2005 ; au premier trimestre 2006, on en comptait déjà 58000, majoritairement des couples hétérosexuels. La proportion des naissances hors mariage en Angleterre se situe près de 8% seulement, et elle varie peu.

Cette absence de séparation est bien plus qu’un héritage de l’histoire, c’est une réalité sociale. Dans le film de Frears, on voit par exemple aux obsèques de John Smith (1994) toutes les célébrités du monde politique et syndical, et y compris John Major, tout récent premier ministre conservateur, rentrer à l’église sans sourciller. Dehors, la foule est recueillie. Les gens pleurent bien sûr (une grande majorité de travaillistes ou de sympathisants) mais aussi ils prient, en se tenant dans les bras par groupes de 3 ou 4. On a vu la même ferveur et les mêmes témoignages de dévotion aux obsèques de Lady Diana, par exemple.

Laisser-faire

On est donc toujours étonné en France, lorsque les conflits sociaux des années 80 éclatent, de leur violence en Angleterre.

On se souvient du drame de Longwy en France. Rien à voir avec la brutalité de la fin de l’ère industrielle en Angleterre au cours des années 80. Des pans entiers de l’économie traditionnelle s’effondrent, avec une rapidité bien plus foudroyante qu’en France. Dans notre pays, le système de protection sociale sert de boite de vitesse lorsque les premiers effets de la tertiarisation des emplois s’annoncent. Il sert de frein, il compte dans les flux financiers. Tous ces gens, mineurs de Galles et du Nord, ouvriers des Midlands, n’ont rien à perdre. Peu de garanties contre le chômage. Ils expriment très violemment leur colère et leur désespoir et ils sont réprimés avec une brutalité qui ferait tomber n’importe quel gouvernement français. Souvenons-nous de Bobby Sands. Même les éleveurs de moutons du pays de Galles sont concernés par ces changements de modèle économique, par exemple. La gestion de l’eau est une question de vie ou de mort pour leurs exploitations. Au milieu des années 80, le gouvernement Thatcher libéralise le service de l’eau, ce qui a pour conséquence d’augmenter considérablement le coût de l’adduction d’eau pour les éleveurs. Conjuguée à de nouvelles règles d’imposition pour lesquelles ils ne sont pas encore prêts, cette mesure a des effets ravageurs. Comme leurs pères, frères ou oncles mineurs, les éleveurs auront des affrontements terribles avec la police montée.

L’analyse économique qui domine en Angleterre est héritée de l’idée victorienne du « self-help », aide-toi toi même, et du « laisser-faire » économique qui en découle. Nous partageons ce que nous avons, et l’idée centrale est la notion de « scarcity », la rareté. Lorsque nous avons beaucoup, nous pouvons accepter un peu de redistribution. Lorsque nous avons moins, ou peu, nous ne pouvons rien redistribuer. La misère est un mal contre lequel on ne peut pas grand-chose, et que la charité seule peut soulager. Le seul moyen d’y échapper est de travailler ensemble à plus de prospérité. Ce modèle est si dominant que la ligne de fracture entre conservateurs et travaillistes ne se situe pas sur l’analyse, mais sur la frontière de la redistribution. Et pour que le partage, quand il est envisageable, soit possible, il y faut beaucoup de conditions.

Cela a des conséquences directes sur la vie de tous les jours. On peut en avoir une idée dans des films comme « Raining Stones » ou « Riff-Raff » ou même « Ladybird », de Ken Loach. On va retirer sa semaine de chômage au bureau d’aide sociale, avant de se la faire soutirer par des usuriers sans scrupules auprès de qui on a emprunté à des taux exorbitants. On reçoit son salaire en espèces à la semaine, surtout dans le bâtiment, surtout dans la restauration rapide, et surtout si on a l’air pakistanais. On paie son loyer à la semaine, et ça, je m’en souviens personnellement. C’est encore vrai aujourd’hui dans beaucoup d’endroits, et c’est toujours le lot des jeunes salariés, des étudiants en ville, et des étrangers, bref de ceux qu’on appelle sur le continent les travailleurs pauvres. Il faut aussi prévoir le stock de pièces à mettre dans le chauffe-eau ou la chaudière pour chauffer sa chambre au soir le soir. Le PIB par habitant de nos voisins anglais est supérieur au PIB des français dorénavant. Cependant, cela n’a pas changé toutes les habitudes liées à l’insécurité du lendemain, et révèle de grandes disparités. Bref, il va falloir dix ans pour qu’une nouvelle économie s’instaure, comme celle que nous connaissons désormais aussi en France, fondée davantage sur le service et la prestation que la transformation de matière première.

2. Réactions et résistances.

Tout ce contexte économique et social, culturel et politique est donc la toile de fond du film de Frears. Héritage et bouleversements ont aussi des conséquences sur le fonctionnement interne des institutions.

Noblesse et austérité

Peu après le début du film, on voit Gordon Brown et Tony Blair, tout jeunes élus au Parlement (on est en 82) contraints de partager un bureau tout petit. Ils le garderont pendant 12 ans. En France, la république a récupéré pour son fonctionnement tous les anciens palais princiers ou ducaux sur lesquels elle a pu mettre la main, l’impertinente. Rien de tout cela en Angleterre. Nous avons aussi un système bi-caméral, mais il n’a pas grand-chose à voir avec le système anglais.

Brown et Blair sont donc élus MP (« members of parliament », députés) à la Chambre des Communes. On traduit « House of Commons » par « Chambre des Communes », par homophonie. Il faudrait dire en fait « Chambre des Communs ». Ce common anglais n’a rien à voir avec une collectivité quelconque. Common s’oppose à Lord. Lord peut se traduire par seigneur, d’habitude par pair. La noblesse existe, en Angleterre. La reine anoblit régulièrement de dignes sujets, histoire de renouveler un peu le sang bleu. Sir Alfred Hitchcock, Sir Elton John. La Chambre des Lords siège à part.

Qu’on y songe. Entre les élus au Sénat, et les élus à l’Assemblée Nationale, il n’y a pas de distinction de nature ou de condition. Certes les sénateurs sont élus par un collège de grands électeurs, 800 pour 2 sénateurs dans le Cher à titre indicatif. Mais enfin, on peut être sénateur sans avoir derrière soi 72 quartiers de noblesse, pour paraphraser le Candide de Voltaire ! Que la particule joue en France un rôle dans la représentation sociale est une chose (savoir lequel n’est pas mon propos) mais enfin, on ne siège pas dans un parlement ou un autre en fonction de son appartenance ou non à la noblesse, il y a eu la Nuit du 4 Août. Eh bien, elle est en fait et en droit en Angleterre. A la Chambre des Communs siègent donc les communs. Entre eux et les lords, il y a un abîme. Un gouffre. Un monde.

Et à l’intérieur de ces Communs, d’autres gouffres, d’autres mondes. Si les contours organisationnels des institutions peuvent paraître flous pour un français, et on a vu pourquoi, ils ne le sont donc certainement pas dès lors qu’on parle de classes sociales. Leurs contours, pour le coup, sont bien clairs et bien délimités. Dans les quartiers, dans les modes de consommation. Dans le langage. La question des niveaux de langue, si chère aux linguistes, est cruciale en Angleterre. Votre vocabulaire révèle votre degré d’instruction en France ( et votre accent votre région, soit). Mais en Angleterre, davantage que votre région d’origine, votre grammaire dit pour vous de quelle ville, de quelle classe sociale vous venez. Avec un déterminisme quasiment Darwinien.

Ces petits MPs, tout riches soient-ils pour certains d’entre eux, ne sont donc que de la plèbe. Ils ne travaillent pas au large, dans un contexte extrêmement austère et solennel, en comparaison du système français.

D’abord, ils ne sont pas assis en demi-cercle , comme à Paris. Ils se font face. Tout le système de commissions reprend cet affrontement. On voit Blair et Brown obtenir une garantie en commission dans une scène du film. On se lève quand on prend la parole, même en cercle restreint. On s’exprime parfois avec véhémence, on s’invective. Ce n’est pas que du folklore. Aneurin Bevan, ministre travailliste d’après-guerre et fondateur du NHS (en gros, une sécurité sociale) avait une verdeur de langage qui faisait s’étouffer ses adversaires. Dans cette toute petite Chambre, on reste à son banc pour interpeller les ministres. Le papier vole, on proteste en levant son dossier ou son règlement.

Ils vivent chichement. Pour une grande partie d’entre eux en tous les cas. On rembourse leurs frais. Mais il faut tout avancer. Au départ, c’est très difficile pour quelqu’un comme Brown, heureusement soutenu par son organisation. Impossible d’abandonner complètement une carrière professionnelle. Ce n’est pas un hasard si Blair est avocat et continue longtemps de plaider. Même un ténor de la chambre comme Brown ne vit pas au large. C’est une autre conséquence des doctrines victoriennes.

Cette bipolarité est également présente dans la représentation politique. S’affrontent travaillistes et conservateurs (qu’on entend appeler « tories » dans le film). Les tories sont wet (humides, c’est-à-dire mous) ou dry (secs, c’est-à-dire durs). Margaret Thatcher était « dry ». John Major était « wet ». Tout le reste est anecdotique. A la fin des années 80, et jusqu’au milieu des années 90, entre le « Labour party » et le « Conservative party », il y eut une tentative de centre avec « The alliance », issue des franges des deux blocs. On trouve aussi les « Liberal-Democrats » et quelques Trotskystes (dont Tony Blair est issu au départ). Mais tout ce monde n’a jamais été en mesure de rencontrer une audience suffisante pour pouvoir monter un Shadow Cabinet, même de compromission. Même un shadow cabinet composé comme un bric-à-brac.

Le Shadow Cabinet

Voilà bien un mode de fonctionnement typique de la grande île. Cabinet, c’est-à-dire le gouvernement. Shadow, c’est-à-dire l’ombre. On entend couramment traduire par « gouvernement fantôme ». c’est une bien mauvaise traduction. Il faudrait dire « gouvernement d’opposition ». En effet, lorsque les élections générales ont lieu, tous les 4 ans, la nouvelle majorité s’installe, et bien sûr, l’opposition s’organise. En Angleterre, son chef de file constitue alors une équipe de ministres potentiels autour de lui, issu de ses différentes composantes s’il y a lieu, et reflets du gouvernement en place. Il y a donc un shadow ministre de l’éducation, un shadow ministre des finances, un shadow ministre des affaires étrangères, etc... Ce fonctionnement est attendu des anglais. La politique de la santé est jugée inadéquate par l’opposition ? le shadow ministre de la santé donne sa position sur ce point dans une conférence de presse. Celle de son camp, devrais-je dire. Les choix budgétaires des conservateurs au pouvoir sont totalement inconséquents pour les travaillistes ? C’est le shadow ministre des finances (Tony Blair à la fin des années 80) qui en est le porte-parole. Si d’autres contours sont flous, celui-là en tous cas, est bien clair. Au début des années 90, modernité oblige, ce système s’étoffe d’un « think-tank » (réservoir à idées) derrière chaque shadow ministre. En tout cas derrière Tony Blair. Il est vrai que l’opposition est dans l’ombre depuis plus de 10 ans ; les petits nouveaux piaffent d’impatience.

Le lobbying

On appelle « lobby » les galeries extérieures à la Chambre, et où l’on vient croiser, espère-t-on, tel ou tel député, pour lui présenter sa demande, sa requête, sa pétition. Nous appelons ce système « groupes de pression » et grosso modo nous nous y sommes adaptés à l’ère moderne, y compris en France.

Un dernière chose reste à éclaircir pour comprendre comment Blair a pu conquérir le pouvoir à l’intérieur du Labour Party, alors qu’il n’en est pas membre à l’origine, et qu’il a parfois agi seul, en dépit des exhortations à la discipline collective de Brown, telles que Frears nous les donne à voir.

Au milieu du 19ème siècle naît en Angleterre un mouvement qu’on appellera le mouvement chartiste. Pour résumer, il s’agit d’un mouvement pétitionnaire, qui réussira à plusieurs reprises à collecter des milliers de signatures pour demander à la reine l’instauration d’un vrai suffrage égalitaire. Globalement le chartisme a échoué, même s’il y eut des députés chartistes. Mais il a fait naître deux idées majeures.

Celle d’abord, que le poids social ou économique doit être indépendant du poids politique. En gros, c’est la naissance de « one man, one vote ».

Celle ensuite que c’est aux premiers concernés d’agir (souvenez-vous, self-help ) y compris dans les domaines où ils ne sont ni prévus, ni attendus. Cette conscience-là, conjuguée à l’expansion de nouvelles théories sociales propagées depuis la France par exemple, a fondé un syndicalisme radicalement différent de celui que nous connaissons en France. Quand on étudie le syndicalisme anglais, on parle aussi du Labour. Quand on parle du Labour, on étudie aussi le TUC (le Trade Union Congress, le congrès des organisations syndicales, si l’on veut). Il n’y a pas en Angleterre de texte comme la Charte d’Amiens. là aussi se trouve le fondement de la bipolarité anglaise, d’ailleurs.

Et donc, à la fin du 19ème s’organise peu à peu le Labour Party, fondé pour partie par des membres directs du TUC sur l’idée qu’il faut au parlement des représentants des ouvriers et du labeur, afin d’améliorer leur sort, et qu’ils doivent donc faire pression pour y arriver.

Ne décident donc pas que des adhérents bien régulièrement inscrits, mais aussi des leaders d’opinion, par le jeu de la représentation des branches professionnelles. Le choix de la tête du labour est à la fois laissé aux grands représentants nationaux et l’objet de rapports de force externes. C’est tout cet aspect qui rend les choses difficiles à saisir à la fin du film si on omet le poids de ce fonctionnement. Lorsque Brown fait le compte de ses voix parmi les membres du parlement, il espère aussi obtenir celles des anciens leaders, quoique, homme de principes, il ne les aime pas. Blair devance quasiment un fonctionnement qui s’ouvre à lui.

Ainsi donc, entre scarcity et self-help, lobbying et théorie, ouvriers et nouvelles middle-classes, le combat entre Blair et Brown était celui entre David et Goliath. Ce que montre Frears dans son film, ce n’est pas simplement la rivalité de deux alliés pour le leadership. Certes, Blair a profité d’une occasion inespérée. Disons qu’à la mort de Smith, il ne perd pas de temps, même pas celui de pleurer avec Brown. Mais de toutes façons, Gordon ne pouvait pas l’emporter. En 1994, c’était la fin d’une époque, toute la transformation de la société qui avait commencé dans les années 80 arrivait à sa stabilisation. Blair l’avait accompagnée.

3. Deux hommes emblématiques.

Brown est un homme du passé. Elu en même temps que Blair, il est plus âgé que lui. Il connaît bien le Labour. Il y a longtemps qu’il nage dedans. C’est un admirateur de Smith, un camarade de Kinnock (qui ne le lui rendra pas !). Un fidèle. Un austère. Un sérieux. Il est écossais : cela compte chez les travaillistes, le fait d’être écossais. L’Ecosse a une tradition d’opposition au pouvoir central anglais : ces différences sont du chipotage pour nous ? Tenez-vous bien. Un chauffeur de bus, en partance pour Hampton Court, que je faisais répéter un jour à Londres me dit : « Vous n’êtes pas anglaise ? Moi non plus, je suis écossais ». Et comme j’étais française, j’eus droit à des égards, et la place juste derrière lui. N’avions-nous pas des ennemis communs, les anglais ! ! ! L’Ecosse est restée plus rouge que le reste sur la carte électorale du Royaume-Uni, le contraire du Sud conservateur.

Brown n’est pas marié. Il n’a pas d’enfants. Sa compagne n’a rien d’une aristocrate. Elle s’appelle Sheena, elle répond au téléphone en disant « Gordon’s Home ». Elle habite chez lui, à l’ombre de son grand homme. Et d’ailleurs, a-t-il du temps à consacrer à une femme ? Sheena s’assied pieds nus dans le canapé, avec une robe en liberty digne de nos caricatures sur la mode anglaise d’avant Vivienne Westwood. Ils vivent dans un trois-pièces de banlieue, pas riche. Encombré de papiers et de livres. C’est un teigneux, le Gordon Brown. Le genre ombrageux. Ténor de la Chambre, avec de l’analyse et du mordant. Le défenseur des mineurs, des ouvriers et des cheminots, le défenseur de l’éducation. Un pur. Mal à l’aise devant les caméras, et qui s’ennuie dans les soirées en ville. Mais au bout de 12 ans, même les MP du Labour en ont ras le bol de son intransigeance. Il va être sacrifié.

En face de lui, Blair. Plus jeune. Il en veut, il a les dents longues. Dès son arrivée, il arrive à se fâcher avec un vieux député auprès de qui on l’avait logé pour se rapprocher de Brown - et du bon dieu. Il est marié, lui. Avec une femme ambitieuse, qui s’habille chic et porte des talons hauts en bon état. Je dis « en bon état » : les anglaises ne faisaient pas réparer leurs chaussures. Les clous qui percent le caoutchouc, les semelles éculées et les talons râpés ne les dérangent pas plus que ça. Point de ça chez l’avocate. Elle répond « yes » au téléphone, elle est chez elle. En 94, les Blair habitent l’un des nouveaux quartiers branchés de Londres, Islington.

Il n’est pas le défenseur des ouvriers, des mineurs, des cheminots. Il n’y en a plus sur sa circonscription. Il est celui des secrétaires sur les plateaux de bureaux, des télémarketeuses, des assistants personnels qui font les courses pour les petits vieux de la paroisse le matin, et la distribution du courrier privé le soir. Il a appris la guitare électrique. Il regarde Eastenders. Eastenders, c’est une institution télévisuelle, un feuilleton populaire qui raconte la vie d’une famille de banlieusards (de l’est) de Londres. Une banlieue popu, middle-class blanche, jestement. Il y a des épisodes sur tous les aspects de la vie Londonienne. Il y a eu un épisode sur la grande tempête de Londres. Quand j’étais assistante (en 86) on regardait Eastenders de mère en fille. En 94, on commence à regarder Eastenders de grand-mère en petite-fille.

Brown ne comprend rien à tout ça. Une type sérieux ne regarde pas la télé, sauf les discours de John Smith et les soirées électorales. En 94, la télé, c’est déjà 4 heures par jour pour les anglais, dont 35 minutes d’Eastenders. Blair est dans le coup. A la fin du film, lorsque Brown essaie d’engager Blair (Et pour l’éducation ? Et pour la santé ? Tu vas rien lâcher, dis ?) Blair sourit à une jeune actrice qui rentre dans le très chic restaurant que Brown n’a pas l’habitude de fréquenter, et qu’il n’a sûrement pas les moyens de s’offrir. Il est plus à l’aise dans les pubs du middle-east. « Qui est-ce ? » demande Brown. « La nouvelle fille d’Eastenders », répond Blair. Le regard perdu de Brown dit tout. Il y a un monde entre ces deux hommes.


La nouvelle donne

Parce que c’est une nouvelle donne aussi, l’image. Et Gordon Brown fait plutôt rébarbatif à l’écran. Tony Blair y fait plutôt beau gosse. Il sait utiliser l’image, on le sent à l’aise sous le pinceau de la maquilleuse, à plusieurs reprises dans le film. Au contraire de Brown, qui a aussi loupé ce coche-là. Et la presse écrite des années 90, c’est celle d’après Murdoch, le magnat britannique qui contrôle quasiment toute la presse écrite dès le début des années 80. Un requin. Fusions et acquisitions. C’est le début de la presse à scandale, des allers-retours entre le droit anglais et la cour de justice européenne. Mais Murdoch s’en fout, et il obtient gain de cause la plupart du temps. Il faut dire qu’il a de bons clients : toute la famille royale , dont l’ancien édifice s’effondre ; les représentants « moraux » et leurs frasques avec des jeunesses. Et de bons chasseurs aussi, avec des zooms ! Avec eux, on deale : j’te file un peu d’image, tu m’laisses un peu de contenu. Marché de dupes : l’image, c’est déjà le contenu.

Le deal, justement, titre du film. En franglais, le deal, c’est la négo, le pacte. Un rien mafieux. En tout cas péjoratif. En Anglais, le dealer, c’est le négociant, le grossiste. Pour que le terme ait une dimension péjorative, il faut lui ajouter ce qu’on trafique : drug-dealer, par exemple. To deal, c’est aussi distribuer les cartes. Bref, c’est Blair qui a la main. C’est Brown qui a le contrat (the deal), mais c’est Blair qui a la donne (the deal).

Il y a une dimension morale dans ce contrat. Le deal, entre Brown et Blair, c’était : je suis ton aîné, je passe avant toi, je t’emmène avec moi. En échange, tu me soutiens. Et tu attends ton tour, comme moi. Mais les nouvelles règles du jeu ont bousculé les anciens termes de ce contrat. Ce deal était nouveau. Le New Deal, aux Etats-Unis, c’est la nouvelle politique économique des années 20. Schématiquement, le new deal essaie d’imposer un minimum de justice sociale, si cette expression a un sens (pas celui de la vieille Europe en tous les cas) au pays de l’oncle Sam. C’était aussi une époque de bouleversements, la fin des fermiers (ceux des Raisins de la Colère). C’était cela le nouveau contrat, pour Blair.

Pour conclure, lorsque nous découvrons le rôle du « people » en France, Blair est déjà dedans depuis 10 ans, et toute la société anglaise. Il serait intéressant de se pencher sur l’adaptation des personnages publics à cette réalité, ce qu’ils ont pu ou non dire ou répondre, quels écrits remplacent l’information, quelle information se fait quand même, et peut -être de prévoir la suite de ces nouveautés sur le sol Français. Mais ceci est une autre histoire, n’est-il pas ?

Yes, Your Majesty *

* In Alice au Pays des Merveilles,
Lewis Caroll

A propos de :
The Deal, par Stephen Frears
Mardi 24 Avril 2007, Arte, 22H45

commentaires
Yes, Your Majesty - friendly - 3 mai 2007 à 09:34

ce sur quoi j’aimerai bien avoir des précisions un peu plus développées,c’est sur le rapport à la violence politique qui est ici décrit.
Je me rappelle de Bobby Sand et de tous les exemples que tu cites pourrais tu l’expliquer un peu plus


#7247
Yes, Your Majesty - ach - 11 mai 2007 à  18:17

Volontiers, mais...

Il se trouve que j’ai acheté "The Queen" du même auteur et qui vient de sortir en DVD. Je fais cette suite, mes petites recherches, et une réponse un peu mieux que 10 lignes ;

Juste pour préciser, la police d’assaut était encore une police montée (à cheval) dans les années 80. Il se trouve que j’en ai vu par un concours de circonstance. Je n’ai pas suivi depuis.

Par ailleurs, les policemen ne sont pas armés en Angleterre, ce dont les anglais sont ordinairement assez fiers.

Je me propose d’aller à Londres et à Manchester cet été pour rapporter des nouvelles fraîches...

#7419 | Répond au message #7247
Yes, Your Majesty - 3 mai 2007 à 01:01

L’immense différence entre société anglaise et française repose surtout sur le communautarisme avec tous les risques que cela comporte...Sarko, on le sait, admire ce système...qui, lorsqu’il pète, engendre des violences inouies. Or, si les pets français existent (rappelons-nous les derniers embrasement de nos cités), ils demeurent plutôt bon enfant (pas plus de 3 morts). Sans vouloir être trop sombre...dès les prochains mois, on devrait pouvoir vérifier une mutation du petit pet français en gros pets anglais avec les risques que cela comporte les lendemains dans les collèges et lycées dits "sensibles". Cela dit, le gros con Rosbif genre hooligan avec dents cassées est toujours plus inspirant que le frêle intello avec grosses lunettes, alors...


#7246