Ce n’est guère charitable de sortir une phrase de son contexte et de se moquer. Il est certain que l’écriture de Stiegler n’a rien à voir avec la transparence troublante du texte d’Alain-Fournier (Epineuil Le Fleuriel est le village nommé Sainte Agathe dans Le grand Meaulnes), dont la tête était fort peu philosophique. Il aurait pu s’écrier comme René-Guy Cadou : "Ah, je ne suis pas métaphysique, moi !"
Ce serait un peu court de juger B. Stiegler sur cette unique citation. Le Berry, pays rural et archaïque (au moins jusqu’au milieu du siècle dernier : préfaçant le livre de Marcelle Bouteiller sur la sorcellerie berrichonne, Claude Lévi Strauss pouvait s’écrier émerveillé en 1950 : "le Berry, c’est encore un peu la Gaule !"), pays de taiseux travaillant la terre, n’a pas enfanté de philosophes, gens du logos, et donc bavards. W. Jankélévitch, Simone Weil, Jean Hyppolite y furent de passage. Ce n’étaient pas des enfants du pays.
C’est donc plutôt une bonne nouvelle, ce voisinage. Bernard Stiegler est un intellectuel atypique, prolixe, et dont la voix commence à compter, comme l’explique ce papier de Philippe Petit. Il ne mentionne pas la rencontre de Gérard Granel, qui compta pourtant beaucoup dans le parcours de Stiegler.
Bienvenue en Berry Monsieur Stiegler !
PS : je retrouve dans mes notes cet extrait. On pourra juger que notre philosophe peut parfois être compréhensible, et même pertinent ;-) :
L’addiction est la réalité effective du modèle industriel dominant.
« Le capitalisme culturel exploite ce cercle vicieux qui consiste en ce que ce que la consommation et la grégarité induisent de l’anxiété, et que cette anxiété s’enferme dans une boucle de renforcement du comportement de consommation, cherchant en vain la compensation de l’anxiété : il s’agit typiquement d’un cycle addictif. L’addiction est la réalité effective du modèle industriel dominant. Cette addiction est un anéantissement du sujet de l’addiction par son objet, c’est-à-dire une absorption de son existence par ce qui, ici, vise au maintien et à l’augmentation des mécanismes de subsistance : la consommation est le mode ordinaire de la subsistance mais la consommation industrielle l’hypertrophie au point d’en faire un objet d’addiction. Or, de même qu’une exploitation illimitée des ressources naturelles par l’investissement industriel est impossible, une société qui annule l’existence de ceux qui la composent, en la soumettant intégralement aux impératifs de la subsistance, est vouée à l’effondrement. Elle est vécue par tous, consciemment ou non, comme un processus global d’avilissement où la conscience (le temps de la conscience) est devenue une marchandise dont le prix est calculable sur un marché où il se négocie chaque jour selon l’ « offre » et la « demande » (2).
STIEGLER Bernard, Mécréance et discrédit 1. La décadence des démocraties industrielles, Galilée, 2004, p. 51.
(2) Note de bas de page :
« A cet égard, une toute récente déclaration de M. Le Lay, président de la chaîne française TF1, est d’une clarté confondante. Elle a été rapportée par le quotidien Le Monde du 11-12 juillet 2004, sous ce titre : M. Le Lay : TF1 vend « du temps de cerveau disponible ». « Interrogé, parmi d’autres patrons, dans un ouvrage intitulé Les Dirigeants face au changement (Ed. du Huitième jour), le PDG de TF1 Patrick Le Lay, estime « qu’il y a beaucoup de façon de parler de la télévision. Mais dans une perspective ‘business’, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca Cola, par exemple, à vendre son produit. » Et de poursuive : pour qu’un « message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » « Rien n’est plus difficile, poursuit-il, que d’obtenir cette disponibilité ». p. 51-5.