Evidemment. Le problème est toujours le même quand on s’aventure à critiquer une technologie. On rétorque l"usage positif qu’on en peut faire. Pour moi la bonne façon de poser le problème est plutôt de faire un bilan et de peser le rapport coût/avantage. Ce qui est rarement fait. Allons voir du côté d’une autre technologie : l’automobile. C’est bien agréable une auto. On est indépendant, on voyage confortablement. On peut même trouver un charme à la route qui défile, aux paysages traversés, à la puissance qu’on tient sous son pied. La bagnole signifie concrètement la liberté.
Mais pour quel coûts ? Humain (nombre de blessés et de morts annuels, supérieur à toutes les guerres qui se mènent sur le globe ; santé publique : bruit, pollution, cancers ... ; métamorphose des conditions de vie : mitage des territoires, gentrification des centre villes, fin des commerces de proximité, etc.) écologique : réchauffement climatique par la production de gaz à effet de serre, pollution des hydrocarbures (extraction et consommation), chute de la biodiversité et bouleversement des écosystèmes, avènement de cette catastrophe absolue qu’est le tourisme de masse ... j’en oublie certainement.
Alors, le jeu en vaut-il la chandelle ? La question n’est même pas posée. C’était quand la dernière émission à la télé ou à la radio sur les conséquences réelles de la civilisation automobile ? On sacrifie à la bagnole, parce que la bagnole est devenue sacrée. Le sacré fascine et fait peur. On n’y touche pas. Augmentez le prix du gasoil et réduisez la vitesse de 10KMs/h et vous provoquez la plus grande crise sociale des 60 dernières années. C’est comme ça.
Revenons à internet. Qui fera le bilan entre le positif et le négatif ? Qui parlera des dégâts occasionnés par la pornographie industrielle en libre accès sur la psyché des très jeunes gens en formation ? Qui parlera de ce fléau que constitue le smartphone sur les enfants — à tel point qu’on songe à l’interdire (mais en fait il est trop tard) Qui s’inquiète de la dévalorisation de la notion même de vérité à l’heure des fake-news et de la post vérité ? Qui fait le lien entre la régression moyenâgeuse qui place le salut dans une religion, rétablit le blasphème, importe des préjugés discriminatoires sur les femmes et les homosexuels, bannit la liberté de penser et d’interpréter et la puissance décuplée de la propagande sans modération mis à disposition par les réseaux sociaux ? Je vais arrêter la liste qui pourrait bientôt ressembler à une liste à la Prévert.
A la naissance d’internet, on s’est bercé d’illusions. On a cru à l’émergence possible d’une intelligence collective (Pierre Levy). Or l’intelligence n’est jamais collective. Elle est singulière, personnelle, fragile, rare. "Penser est une exception à une règle générale : ne pas penser" (Alain). On pardonnera à Pierre Levy. Même un critique acerbe de la technique comme Jacques Ellul a cru aux possibilités sociales et cognitives du minitel. Avant de se raviser. Le minitel n’a rendu personne plus intelligent. En revanche il a permis à Xavier Niel de faire fortune dans des activités interlopes autour du minitel rose (une condamnation pour proxénétisme quand même).
Tu parles de l’importance de l’indépendance. Fort bien. C’est juste. Mais c’est un peu comme si tu parlais de monter une petite épicerie/quincaillerie au coin de la rue pour contrer Amazon. C’est un peu saugrenu quand même, à l’heure où Amazon est en passe d’avoir la peau des hypermarchés (Carrefour Bourges est sur la sellette) Il y a une loi d’airain du capitalisme : le gros mange le petit, avant d’être dévoré par un plus gros, et ainsi se constituent des monopoles. Et voilà comment naissent Facebook, TikTok et autres Instagram.
L’Agitateur correspond à un modèle d’une époque historique révolue. A la limite, c’est un témoignage. On peut essayer de résister comme on peut essayer de vider l’océan avec une petite cuillère. On peut.