Internet c’est mal, la propagande c’est bien
Quand la guerre et l’information font mauvais ménage, il faut bien trouver des coupables. Hervé Morin, ministre de la Défense depuis mai 2007, lui, en a trouvé un qui aura du mal à se défendre : internet.
Tout commence par un fait de guerre : le 18 Août 2008, 10 soldats français sont tués, 21 autres blessés dans une embuscade dans la vallée d’Uzbin, à environ 70 km à l’est de Kaboul en Afghanistan. Le 21 Août 2008, un hommage national est rendu à ces soldats dans la cour des Invalides à Paris. Entre temps, légitimement, les familles des victimes et tous les français cherchent à comprendre comment leurs soldats ont pu tomber dans un tel piège. Et ce sont bien sûr les médias qui tentent
d’avoir plus d’information que celles, distillées au compte-goutte, par l’armée française. Des informations non officielles filtrent donc, en grande partie par les familles des victimes et des soldats qui ont combattu dans cet accrochage. On parle alors de soldats mal préparés à cette guerre en Afghanistan, de moyens limités, de retard dans l’arrivée des renforts, d’absence de reconnaissance aérienne. Dès le 20
août au 20 heures de France 2, le général 5 étoiles Elrick Irastorza, chef d’état-major de l’armée de Terre évacue tout cela et tente de rétablir une version officielle. Pour lui "la charge émotionnelle conduit un peu chacun à avoir sa vérité et à rendre de compte de ce qu’il a ressenti et de son vécu". Les propos des témoins directs sont donc décrédibilisés et désavoués en haut lieu. Pour le général, "Nous suivons d’abord et nous enregistrons tout les comptes rendus qui sont faits au fur et à mesure, donc nous avons une chronologie détaillée de toutes les phases de cet engagement". Il n’y a donc qu’une vérité, celle de l’armée française.
Jusqu’au 03 Septembre 2008, d’autres rumeurs ou révélations surviennent, toutes plus ou moins démenties par le ministère de la Défense. Mais ce 3 Septembre, le magazine Paris Match publie un reportage qui présente la version des combattants
afghans qui ne sont autres que des talibans. En France, c’est un tollé médiatique qui s’abat contre Paris Match et les journalistes qui ont réalisé ce reportage. Il faut dire que des mises en scène photographiques des plus douteuses sont présentées...le fameux choc des photos. Paris Match est accusé de servir les intérêts des talibans et de s’être laissé instrumentaliser par des "pros de la communication".
Hervé Morin, ministre de la Défense, monte évidemment au créneau dès le 04 Septembre 2008 au micro de France Inter. A la question du journaliste Nicolas Demorand qui lui demande s’il juge l’article de Paris Match "irresponsable", Hervé Morin a une surprenante réponse : "Non, Paris Match fait ce qu’il veut. Je ne remets pas en cause la liberté de la presse. Je constate seulement, en tant que responsable gouvernemental, qu’on est dans une espèce de fuite en avant absolument extraordinaire, qui n’est pas tellement liée à la presse écrite d’ailleurs, mais liée à
la concurrence avec le Net." et de rajouter que "Le Net est un espace de liberté où l’on dit, où l’on écrit n’importe quoi, où l’on peut faire partir n’importe quelle rumeur. Et donc, il y a une espèce de compétition et de concurrence aujourd’hui entre la presse écrite, qui compte-tenu de ses difficultés, ne peut pas non plus être en retard par
rapport à ce qui se passe sur le Net"
Donc, Hervé Morin excuse la prétendue faute de Paris Match par le concurrence d’internet. Tout d’abord, est-ce que Paris Match a fait une faute ? En effet, ce reportage est en grande partie conforme à ce que l’on est en droit d’attendre de la part de journalistes. Ceux de l’hebdomadaire français n’ont fait que leur travail en cherchant à recouper l’information et tenter d’obtenir la version des combattants Afghans [1]. Quoi de plus légitime ? Sauf que là, évidemment, c’est la version de l’ennemi qui est affichée et non la version officielle de l’armée française. La partie douteuse du reportage de Paris Match, ce sont les photos : était-ce bien nécessaire de photographier ces mises en scènes de soldats talibans avec leurs trophées de guerre ? Certainement que non.
On peut comprendre l’émoi. En même temps, malheureusement, exhiber les trophées de guerre est aussi vieux que la guerre elle-même. Et les talibans que l’on a soudain érigés en maîtres de la communication ne font là que reproduire un schéma archi-connu [2].
La seconde question est de savoir s’il y a vraiment concurrence entre la presse et le web sur des sujets comme l’Afghanistan ? Évidemment non. Un peu comme le boulanger de votre quartier ne risque pas d’être concurrencé par un boulanger en Pologne, la presse ne peut être concurrencée par internet sur des sujets qui nécessitent une présence physique, une connaissance du terrain et donc des moyens financiers. En Afghanistan, seuls les soldats sont en mesure d’ouvrir un blog
pertinent sur le sujet, et l’on y apprendrait certainement des choses intéressantes. Mais les militaires sont tenus au devoir de réserve [3]. Donc, la presse peut faire son travail en Afghanistan sans pression autre que celle du contexte. La concurrence se fait entre organes de presse dans une course au scoop qui est vieille comme le journalisme.
La vérité dans tout cela est pourtant évidente : l’armée française n’a pas pu maîtriser la communication [4] autour de ce fait de guerre qui a opposé l’armée française aux combattants talibans. Le ministre de la défense, Hervé Morin, ne pouvant s’en prendre à la presse et à sa liberté, ne pouvant attaquer en frontal toute une profession qui sait se défendre, s’en prend à une autre potentielle épine dans "la communication" de l’armée française, internet. Et si au premier abord on peut croire que le ministre Hervé Morin a simplement sorti une énorme "connerie", on peut aussi s’inquiéter du fait que cette "connerie" soit calculée. Il est évident que toutes les armées du monde aimeraient bien pouvoir contrôler ce qui s’écrit sur internet. Or, sans loi à cet effet, rien n’est possible. En effet, si internet ne peut être pertinent dans la production pure d’information sur de tels sujets, internet peut être un relais d’information très efficace et incontrôlable contrairement à la presse qui peut comprendre "la raison d’état ou l’intérêt national". Il
est vraisemblable qu’un bon nombre de responsables militaires ne seraient pas contre une loi qui pose des limites en cas de conflit à "un espace de liberté où l’on dit, où l’on écrit n’importe quoi, où l’on peut faire partir n’importe quelle rumeur". Le ministre Hervé Morin se fait peut-être juste leur porte-parole. Et en même temps, il se peut qu’il prépare les esprits.
En tout cas, pour Hervé Morin, les choses sont claires : internet c’est mal, la propagande, c’est bien. Surtout celle contre internet.